Chère Nelly,
Si le vide est présent en moi, c’est que ton départ a une résonnance. Que ta disparition n’est pas vaine. Mais bon, le fait de rester n'est jamais vain non plus. C'est autre chose.
Hier après-midi, vendredi donc, on annonçait ton décès en boucle dans l’écran de la septième télé à partir de la fenêtre, devant les elliptiques au gym. Aux nouvelles, en alternance avec les six chefs d’accusation contre Lise Thibault et la stratégie de vaccination pour la foutue pandémie. Dans cet endroit infect mais si rassurant qu’est le gym sur Mont-Royal, où je te croisais presque sans faute à chaque visite, quatre fois par semaine, j’ai vu ton visage non pas en sueur devant, mais dans l'écran. J’aurais aimé que tu assistes à la scène, à côté de moi sur l’elliptique. En moins de 48 heures, il doit être étonnant de se voir passer de l’autre côté de l’écran du gym, dans ce lieu aberrant où tous les gens ne sont que des corps. C’aurait été fascinant.
Je me suis bien demandée ce que je faisais là à m’activer encore, à suer ma vie pour essayer de la sentir mieux, comme si la sentir mieux m’assurerait de la garder près de moi. Tu as pourtant soufflé plus fort que moi, sué davantage (presque dix ans plus longtemps) et soulevé des poids beaucoup plus lourds que les miens. Tu te souviens ? Mes pectoraux sont si faibles que je ne soulève encore que la machine, sans aucun poids dessus. Tu as ri de moi une fois. Maintenant, je vais devoir m’améliorer sans spectatrice aux cheveux platine et aux commentaires narcissiques. Et je ne te verrai plus soulever plus lourd que moi sans jamais vraiment trembler.
J’aimerais croire que tu n’as pas forcé pour rien. C’est mon éducation catholique qui me fait parler : la souffrance paie à un moment ou à un autre. Pour moi, pour me consoler et pour me rassurer sur ma propre discipline, j’aimerais me complaire en disant que cet entraînement était sensé. En réalité - et tu l'as voulu ainsi - tu as bel et bien forcé pour rien. Nous ne serons pas des athlètes olympiques, nous ne serons pas haltérophiles, nous ne gagnerons pas de concours de bras de fer et notre bon cardio ne nous mènera pas si loin, finalement. Mais toi, tu ne retourneras même pas au gym sur Mont-Royal pour y constater tes progrès et je devrai l’admettre à chaque fois que j’irai moi-même. Tu n’agiteras même plus tes doigts pour écrire des livres qui feront comprendre aux autres à quel point ils sont égarés dans une réalité qui est pourtant forgée sur mesure pour eux. Au final, je ne ferai sûrement pas mieux que toi. Mon amie dit qu'avec les distinctions infinies qui existent entre un individu et un autre, il est presque impossible que cet espace-ci convienne à tout le monde. Comme elle a raison.
Tu aimerais sûrement apprendre que suite à ton décès, Nelly, des gens insignifiants sont venus témoigner à l’émission de Denis Lévesque et aux nouvelles de 18h. On t’a comparée à Gaétan Girouard. Oui, oui. J’aurais aussi aimé que tu assistes à la scène. À cause de toi, on a doublé les effectifs au Centre de prévention contre le suicide et le gars pogné et maladroit qui s’en occupe est sur toutes les tribunes, avec ta photo en background. (Visiblement, sa dernière sortie publique date du décès de Girouard et, à compter les fois où il le nomme, il s’en souvient.) Il répète à tout vent que le suicide romantique n’existe pas, que chaque personne qui met fin à ses jours le fait assurément pour arrêter de souffrir, dans l’élan de désespoir le plus profond. Décidément, il essaie lui-même de se convaincre. C’est sûrement la phrase clé des téléphonistes au bout de la ligne : ‘’Ma chère dame, si vous pensez qu’il existe des suicides romantiques, vous vous trompez.’’ Ah oui? Qu’en penses-tu ? Y avait-t-il un peu de romantisme dans ton geste ? Dans les minutes avant ? Dans la journée ? Y avait-il au moins un peu de foi ? Es-tu morte en écrivain ou en femme exaspérée et démunie qui ne mesure pas bien les conséquences de ses actes? Permets-moi de croire à la première option. En fait, je ne doute pas vraiment.
Tout à l’heure, chez Renaud-Bray, des clients feuilletaient tes livres comme ils feuillettent l’Écho-Vedettes. Ça m’a fait mal au cœur. Mais ça ne me regarde pas. C’est ton départ et il t’appartient (d'ailleurs, tu n'avais sûrement pas prévu que tu partagerais la vedette avec Pierre Falardeau, n’est-ce pas ? Quel duo...) Ton œil aguerri s’est sûrement fait à l’avance un diaporama assez représentatif de la réalité après ta mort. Tu as peut-être vu ton beau visage aux nouvelles dans la télé du gym et tes romans dans les vitrines. Et les clients se les arracher pour voir s'ils n'y trouveraient pas, au lieu d'un sens à leur vie, un sens à la tienne et une bonne raison de te considérer comme une lâche. Ou une héroïne. Tu as peut-être souri.
J’espère que tu as gagné, Nelly. Si tu veux bien, je vais faire mon chemin en croyant que tu n’es pas une perdante. Je vais faire mon chemin en me disant que tu avais réellement fait le tour, que tu en avais assez vu pour tirer des conclusions éclairées et inébranlables. Surtout, je vais continuer en me disant que toi et moi n’avions rien en commun sinon la rigueur et la discipline. Qu’en fait, fondamentalement, nous sommes aux antipodes. Que je suis la perdante et que je vivrai heureuse jusqu’à 102 ans sans jamais rien comprendre. Ce sera plus simple pour moi.
Adieu Nelly Arcan.
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