24 février 2010

Résister pour voir

Sur la résistance, j'ai fait du chemin. Un peu. J'imagine que ma grand-mère pourrait encore m'en apprendre à ce sujet: l'attente, l'envie, la retenue, le temps qu'on laisse passer sans le remplir. Le message texte qui brûle les doigts (pour grand-maman, parlons plutôt de l'appel téléphonique ou de la carte de souhaits) mais qu'on réussit à ne pas envoyer, jusqu'à la prochaine crise. L'alcool, le chocolat ou la friture pour certains, tentations à portée de main qui finissent par donner un sens à une journée qui n'en aurait pas eu autrement. Leur résister, lorsqu'on y arrive, permet de se retrouver seul avec le vide et d'évaluer les moyens qu'on a - ou qu'on n'a pas - pour le supporter.


À mon âge, le corps demande et j'ai appris que c'est à l'esprit de refuser, de résister. À l'âge de ma grand-mère, c'est l'inverse; le corps n'arrive plus à répondre aux ambitions de l'esprit. Vaut mieux développer tôt une connivence avec la résistance donc, puisqu'elle se présentera sous plusieurs visages dans l'avenir et nous finirons presque tous en tête-à-tête avec elle.


Je sais pour être devenue ambassadrice de la privation (ne vous en faites pas, entourage; c'est une phase exploratoire dont j'émergerai sous peu, peut-être après avoir testé la restriction calorique chinoise et après avoir eu peur de perdre mes cheveux), que certains corps - tout comme certains enfants - demanderont tant qu'ils recevront. Le signal de satiété, alimentaire ou plus générale, varie d'une personne à l'autre, souvent en fonction de la grosseur de l'égo - il faut s'imaginer une compétition den mangeurs de hot-dogs pour comprendre la dernière affirmation - ce qui fait que l'humain est porté à s'accorder le maximum de permissions ou du moins, pour le judéo-chrétien, autant qu'il croit en mériter. Privé de substances précises - de sa voiture, de son chien, de son bagel-fromage à la crème, parfois de son succès - il devient tout petit et commence à s'excuser à tout instant de n'avoir pas su résister à l'envie de ne pas être à la hauteur. Hauteur que souvent lui seul avait pré-évaluée pour lui-même. Pas d'exercice physique cette semaine? "Je ne pouvais pas, mon chum était parti, j'aime pas ça y aller toute seule, j'ai reçu à souper, fallait que je fasse le ménage, faisait pas assez beau." J'ai toujours eu du mal à comprendre les excuses de ceux qui se sont simplement punis eux-mêmes.

Et voilà du nouveau sur les rayons: le livre de Biz, membre du groupe Loco Locass, qui raconte sa dépression post-parentale. Quel lien, me direz-vous? Certaines résistances sont plus prévisibles que d'autres. Pourtant, à aucun moment dans les entrevues accordées, il ne semble être question d'un petit gars égocentrique corrompu par le succès qui s'est fait voler le show par son propre fils. Pourtant, c'est ce qui s'est passé, non? 3 ans en boule dans son lit à brailler l'attention de sa blonde (ou le sein de sa mère, si on pousse l'analyse) et sa place dans le monde, volée par un être qu'il a créé lui-même et qui lui survivra. Le choc du temps qui passe, mon Biz. Boring. Si prévisible.

Je pourrais écrire tout de suite le livre de ma dépression post-parentale. Une résistance du corps que je prévois depuis l'époque des poupées. J'y pense à chaque fois que je ressens de la fierté pour mes abdominaux. Ce sera magistral et hautement dramatique. Mes enfants n'auront pas idée.

La plupart des gens, même ceux que l'on considère lucides et préparés, voient malheureusement rarement plus loin qu'un pas devant eux. Ça m'arrive aussi, tellement.

19 février 2010

En terrain hostile

Il ne se passe jamais rien au supermarché où je vais. C'est le Plateau Mont-Royal, ici. Pas Hochelaga ou Parc Extension. L'événement le plus traumatisant qu'on puisse y vivre, c'est croiser Geneviève Brouillette pas maquillée un lendemain de veille qui peste contre la caisse libre-service.

Je sais qu'il ne se passe jamais rien à mon épicerie parce qu'hier, il s'y est produit quelque chose et le monde a basculé. En deux secondes, on se serait cru en Irak. Un client a échappé son snack de fin de soirée, trop pressé qu'il était de prévoir le weekend dont il s'ennuie à mourir depuis dimanche dernier, ne réfléchissant pas au fait qu'il le trouvera encore plus court cette semaine s'il le passe à courir comme un malade. Un pot de salsa et un pot de cette espère de bouette orange à la consistance du pitch qui sert à boucher les nids de poule. Ce fromage louche qui ne bronche pas peu importe ce qu'on fait avec, qu'on le chauffe, qu'on le congèle ou qu'on le lance au mur, et qui se mange avec des chips.

Sur le plancher de l'épicerie, donc, en plein dans les jambes de ceux qui font la file. Bien sûr, les clients contournent le dégât comme s'il s'agissait d'une flaque de vomi et cherchent des yeux le coupable pendant que les employés courent dans tous les sens pour mettre un terme à la cohue générale. Aucun ne semble penser comme moi que la flaque en question est beaucoup moins dommageable par terre que dans un estomac.

Dans un temps record, un périmètre de sécurité est installé pendant qu'un pré-pubère antisocial mélange les condiments à nachos à l'aide d'une moppe. Pour des raisons que seul un chimiste pourrait expliquer, les couleurs rouge et orange qui se rencontrent sur un plancher gris donnent un rose cendré.

Si l'on se croit à Port-au-Prince ou à Bagdad, c'est parce que, de toute évidence, aucune des employées présentes dans l'établissement, ni celles aux caisses, ni celles au comptoir du service à la clientèle, ne fait confiance au pré-pubère. Elles ont délaissé leur poste une à une pour venir épier la scène, convaincues qu'il n'y aura pas d'issue heureuse au drame venu déranger leur si précieuse routine. "Le jeune au faux pinch est un incapable, pensent-elles à l'unisson. Il en restera, de la bouette orange, c'est certain. Quelqu'un va tomber. J'aurais dû le faire."

Oui madame, vous auriez dû le faire. Mais vous avez les deux pieds coincés dans votre manque d'initiative et un écriteau "Je n'ai pas pris une décision par moi-même depuis 1984" suspendu autour du cou.

J'en profite pour épargner une vingtaine de dollars de bouffe, me disant qu'en temps de crise, partout sur la planète, les denrées sont gratuites.
Et je me demande, sur le chemin du retour, comment est-ce possible que tout ce beau monde - le gérant chétif et en sueur qui donne des ordres insensés sur le coup de la panique, la cliente hystérique qui passe avec son panier au beau milieu de la salsa et qui cherche à nettoyer son bas de pantalon avec des sacs en plastique en ravalant ses larmes, la dame dont le bébé pleure (le pauvre n'y est pour rien, mais dans toute scène de détresse qui se respecte, un bébé pleure et si sa mère ne reste pas là justement pour respecter cette règle, je ne lui vois pas d'autre motif valable) que tous ces gens se débrouillent mieux que moi dans la vie, survivent aux enterrements et aux rumeurs de fin du monde, soulignent les anniversaires, conduisent des voitures, élèvent des enfants.

Peut-être que justement, à force de traiter les banalités du quotidien comme des drames, à force de paniquer au moindre imprévu et d'agir à tout moment comme si une vie était en jeu, on prend de l'expérience, on devient bon et le corps répond tout seul lorsqu'un véritable drame survient. En agissant comme si une tête de bébé s'était fracassée sur le plancher au lieu d'un pot de salsa, peut-être réagira-t-on mieux quand le plus jeune se prendra solidement les doigts dans la portière de l'auto ou sacrera sa main sur le rond du poêle.

C'est une explication tirée par les cheveux, la première du bord. Mais parfois, vaut mieux se mentir un peu, tourner le coin de la rue le plus vite possible et passer à autre chose. Sinon, ça pèse sur les poumons et ça entretient l'angoisse.

15 février 2010

"All in"

Chacun de nous a l'espace d'une seule vie à remplir et certains, souvent ceux qui ne pensent jamais à ces thèmes-là, préfèrent ne pas s'impliquer, regarder les autres, se protéger contre des attaques qui ne viendront jamais. On ne naît pas tous avec le même appétit, la même foi et la même peur de mourir.

J'ai compris il y a quelques années que je ne serai jamais une athlète. J'étais occupée à autre chose et j'ai compris trop tard que j'en aurais eu la trempe (ou peut-être ne l'avais-je pas au moment où il aurait fallu). Je courrai sûrement quelques marathons dans ma vie et j'arriverai peut-être à exécuter un back-flip très peu gracieux avant l'âge de 30 ans mais l'athlète qui sommeille en moi, ou plutôt l'enfant en moi qui se nourrissait du désir de performer, de gagner sur les autres et sur certaines lois physiques par l'union suprême du corps et de l'esprit, ne sera pas applaudi sur toutes les scènes et ne brandira pas médailles et trophées sous les flashs et les acclamations.

Qu'à cela ne tienne, je n'ai pas dit mon dernier mot. Mon rendez-vous avec la gloire n'est peut-être totalement manqué (je rêve toujours secrètement de devenir une joueuse de billard aguerrie et gagner contre Allison Fisher à Vegas), mais ce n'est pas ce dont il est question ici.

Mon élan d'aujourd'hui est un hommage aux athlètes (actualité, quand tu nous tiens), à tous ceux qui ont la trempe que je n'ai pas et qui sont encore assez jeunes dans le coeur pour se donner le droit de croire que la seule chose qui compte vraiment pour les 2, 10, 30 prochaines secondes, minutes ou heures, c'est de réussir. Ceux qui ont l'audace de faire le sacrifice ultime de tout miser sur eux-mêmes, malgré les propositions alléchantes et reposantes de la vie ordinaire, et de meubler leur existence en exploitant la machine humaine à pleine capacité, pour tester ses limites et ainsi, je ne sais pas, risquer l'excellence.

C'est un hommage aussi aux femmes qui se démènent dans cet espace où elles partent déjà perdantes, puisqu'à l'échelle planétaire, aussi injuste soit-elle, le numéro 1 de Serena Williams ne vaudra jamais celui de Roger Federer. Pourtant, la mise de départ est la même, la menace de l'échec, la même et la douleur, la "f***ing même. Un hommage aussi à Sabrina Harbec, le numéro 96 de l'équipe de Montréal de la Série Montréal-Québec, qui retranchée de justesse de l'équipe canadienne olympique de hockey féminin à Vancouver, relève ses manches en professionnelle et, avec la détermination d'une guerrière au milieu de tous ces joueurs masculins, doit travailler avec l'étiquette "La meilleure des filles" taguée en sous-texte par le "A" de son chandail. Je peux voir dans son oeil qu'elle a compris quelque chose de plus que moi. Une chance que l'écriture ne me place jamais dans cette position systématiquement inférieure; je ne tiendrais pas le coup.

Elle oui, et fait davantage encore. Je la soupçonne d'être inébranlable.

J'ai choisi le bon métier, donc. Par contre, si je suis déterminée à remplir ma vie avec l'écriture, je le ferai certainement en guerrière, comme une enfant qui joue, sous l'influence des athlètes que j'admire, avec le même désir de gagner et la certitude, à chaque instant, que le jeu en vaut la chandelle. Il la vaut, n'est-ce pas?

12 février 2010

Suite

L’instant se produit. La masse bleue réapparaît. Je dépose mon livre sur mes genoux comme si on m’annonçait que le film allait commencer. Je n’arrive pour l’instant à entrevoir que sa manche et une partie de son dos et mon imagination, patiente et non sollicitée jusqu’à présent, se met en marche. Peut-être le bel infirmier se lave-t-il gracieusement les mains, peut-être enfile-t-il des gants poudreux. Je l’imagine concentré, affairé à une tâche minutieuse que les hommes ont du mal à exécuter et soudain, je l’aime. Comme ça. Je l’aime de ne pas abandonner comme un gamin et de persister à vouloir, je ne sais pas, insérer une aiguille quelque part, recoudre une arcade sourcilière, peu importe, juste pour moi, afin que son dos ne délaisse pas l’embrasure de la porte et que je ne me retrouve pas à nouveau seule au milieu de débiles ensanglantés et autres créatures gémissantes. À ceux qui disent que cela n’est pas de l’amour, je réponds qu’ils ont tort. Si ça se trouve, l'amour n’est rien d’autre que ça. Quelqu’un sur qui poser les yeux pour estomper l'impression de chaos qui sévit autour.
Je n’ai pas de talent pour les relations amoureuses. Je n’y connais rien et l’idée que je m’en fais est, paraît-il, erronée. Je ne suis pas de cet avis mais parfois, j’aime laisser parler les autres, écouter ce qu’ils pensent de moi pour mieux savoir ce qu’ils pensent d’eux-mêmes, puis ce qu’ils pensent de l’existence en général et ensuite, encourager mon esprit à gambader allègrement en direction opposée.

Ceux qui disent que ma vision de l’amour est utopique et extravagante entretiennent généralement avec leur partenaire de vie la même relation que j’entretenais jadis avec ma professeure de maternelle. Une relation de dépendance réciproque où l’une des deux personnes caresse les cheveux de l’autre pour être la plus aimée, et où l’autre récompense la première à coup de privilèges ennuyeux distribués avec avarice et autorité. Je n’ai rien à leur envier, quoique je garde un excellent souvenir de cette époque où je tirais, enfant hypocrite et déjà sensible aux principes de séduction, mon épingle du jeu avec brio.

Le corps bien engourdi devant le spectacle de l’infirmier à demi visible qui s’exécute à je ne sais toujours quoi, je suis à peine déconcentrée par ma voisine de chaise qui vient de renvoyer son déjeuner dans le bassin prévu à cet effet qu’elle tenait près de sa bouche. Ce qui me fait réaliser que quelqu’un ici avait prévu qu’elle allait vomir - on n’apporte pas un tel bassin de chez soi - et qu’on lui a quand même indiqué de s’installer à mes côtés pour le faire. Je tourne la tête vers elle un instant, le temps de lui lancer un regard mi-empathique mi-dégoûté. Le temps aussi de sortir de ma torpeur et de revenir à ma cible d’origine, l'infirmier.

Ce n’était pas la première fois que ça m’arrivait. Pas le vomi, le coup de foudre. C’était la deuxième, en fait. Pas beaucoup d’expérience dans le coup de foudre, direz-vous, mais comme dans toute chose, une bonne première fois bien balancée peut très bien servir d'étalon par la suite. Un bon coup de foudre bien exécuté suffit amplement pour introduire les autres et les démystifier tous, à condition d'avoir une bonne mémoire ou d'avoir été renversé si brutalement que le corps s'en souvient tout seul. C’est mon cas. Je connais le coup de foudre dans sa plus simple définition, la seule qui vaille. On y goûte une fois, à celui-là – pour ceux, comme moi, qui apprennent vite de leurs erreurs et qui détestent subir deux fois la même humiliation - et il fait partie de soi pour la vie; on le reconnaît ensuite de loin, on le sent s’installer dès la première seconde, on prend un instant pour décider si on le laisse déballer tout son attirail et ça y est : il est déjà trop tard.

Au premier contact, l’image classique du conte de fées remonte, le temps s’arrête pour vrai, les objets autour disparaissent, des projecteurs imaginaires éclairent l’être en question, etc. Ajoutons, dans mon cas, un engourdissement des membres supérieurs et une propension à perdre le foyer optique (oui, encore une paresse au niveau des yeux: à vérifier), donc à fixer un point gigantesque qui comprend, cette fois, l’être humain devant moi et l’infini terrestre. Une trame sonore aussi ; du piano dans ce cas-ci, juste des notes blanches, accompagné d’un bruissement de feuilles. C'est peut-être aussi mon oreille qui débloque sous la pression du choc émotif. Tout ça dure une seconde; il ne faut pas être pris ailleurs, ni éternuer, ni recevoir un message texte. Ce matin, bien sûr, je ne suis pas prise ailleurs et même si je suis la seule à entretenir le mythe que les cellulaires peuvent détraquer les appareils médicaux, je m'abstiens de vérifier si on me sollicite.

La seconde m’est entrée dans le corps comme une injection au Botox, redressant littéralement mon arcade sourcilière pour me donner cet air que je traîne depuis, celui de la fille qui vient de croiser la Sainte Vierge. Je prends la chose en riant – je suis une cynique avant tout, et je me nourris d’autodérision - sachant qu’elle passera, la chose, de un, et qu’elle m'occupera jusqu'à ce qu'un médecin daigne me recevoir, ce qui est fort souhaitable.

J'en ris mais il n’y a pourtant rien de drôle dans le coup de foudre. Quelle partie est rassurante dans : être dominée par une émotion insensée et incontrôlable, élaborer des scénarios sans queue ni tête pour se retrouver à nouveau en présence de l’être en question et se projeter sérieusement dans l’avenir au bras d’une personne qu’on connaît à peine? C’est qu’on se croie, dans tout ça, le pire : on rêvasse et on trouve que ça se tient. Le coup de foudre a de plus violent que la maladie le fait que la victime, au lieu de se conscientiser à vivre avec sa nouvelle réalité et de s’armer pour l’affronter, perd le commencement du sol sous ses pieds, laisse sa personnalité se diluer dans une mare de sentiments évanescents et première nouvelle, la voilà qui nie au visage de ses proches tout changement irrationnel de comportement. Bientôt, ma meilleure amie rira de moi en me regardant sombrer dans une phase sentimentale et je nierai, protestant que jamais une émotion futile et passagère ne saurait m’aveugler réellement.

Pour une intoxiquée au contrôle, il n’y a rien de drôle dans le coup de foudre. Ça frôle le drame. Ça détruit d’un coup l’équilibre naturel ; c’est comme faire entrer un bébé au milieu d’une réunion d’affaires. Instantanément, les plus voraces perdent pieds, l’adjointe a envie de pleurer et de rentrer à la maison, tous basculent en enfer et sont projetés à mille lieues de leur zone de confort. Le discours, la journée, l’année perd son sens. Quelqu’un peut même, dans les cas extrêmes, réaliser à ce moment précis qu’il a raté sa vie.

Ce que je me dis, moi, c’est que j’ai le cœur d’une faiblesse exemplaire qui devrait faire l’objet d’une étude scientifique afin que ma défaillance, au moins, serve à faire avancer la science.


Ce que je me dis aussi, c'est que j'ai de la chance. L’étincelle à l’intérieur persiste, malgré l'âge, la perte d'illusions et la réalité concrète qui me fait souvent douter de mes aptitudes dans ce monde. Il persiste, le spectacle permanent qui réside dans ma tête, avec magiciens et musique de foire, humoristes grossiers, vieux clowns. En arpentant les rues ou dans les salles d’attente : le gros divertissement naïf, à toute heure du jour ou de la nuit, pour mon unique plaisir et pour m’éviter de perdre le nord. Certains diront qu’avec un imaginaire comme le mien, je flirte au contraire dangereusement avec la folie. En bonne lyssophobe, j'utilise avec ceux-là la métaphore du vaccin; injecter une dose de l’agent extérieur susceptible de causer problème, habituer l’organisme à sa présence et activer l’immunité pour les attaques à venir. J’apprivoise la réalité en recevant volontairement des personnages à petite dose dans mon imaginaire. Lorsque je les croise ensuite dans la vraie vie, je sursaute toujours un peu moins que les autres.

7 février 2010

Salutations spontanées

Juste une petite parenthèse pour saluer l'un de mes plus fidèles lecteurs, une personne qui réside à Fredericton, New Brunswick. J'ignore qui vous êtes mais je me réjouis de voir que vous êtes au rendez-vous depuis le tout début et que vous conservez le réflexe de venir me visiter.

Une salutation bien spéciale aussi à un tout nouveau lecteur, fidèle lui aussi (et qui, j'espère, le demeurera), celui-là en provenance de Valant (?!?), Pennsylvania.

Et à tous les autres, bien sûr, qui habitez plus près de chez moi et dont l'URL passe inaperçue dans mes statistiques: votre anonymat n'enlève rien à ma joie de vous savoir à l'autre bout.

Non, ceci n'était pas la suite de l'autofiction. C'était un élan de gratitude, bien ancré dans ma réalité du dimanche soir.

emmahblogue@live.ca

2 février 2010

Autofiction 101 par une autodidacte

Je suis hypocondriaque. Un cas léger. J’ai peur des bactéries, des virus et des gens sales. J’ai de légères tendances maniaco-dépressives. Je suis agoraphobe, orthorexique, mythomane et aérophobe. Tous des cas légers, ou du moins non diagnostiqués. Je me soigne moi-même. Le remède le plus efficace pour contrer les symptômes de toute déviance psychologique est l’orgueil. J’en possède en quantité inépuisable et mon organisme en libère une bonne dose chaque fois qu’un comportement inopportun menace de me faire passer pour folle. Ça me calme. Je relève le menton, redresse la colonne, respire mieux. J’ai la certitude d’être invincible et complètement autosuffisante. Ça me rappelle alors que je suis mégalomane. J’ai aussi la maladie du mot juste. Et je suis lyssophobe (en clair, j’ai peur d'être folle).

Je le dis d’entrée de jeu parce que ça deviendra évident tout à l’heure et que c’est ce que je fais toujours : je dresse la liste de mes troubles et faiblesses avant que quelqu’un d’autre ne le fasse, parce que je trouve odieux d’assister à la révélation de quelqu’un à lui-même; il n’y a rien de plus désolant que de donner la chance à un voisin de se montrer trop satisfait d’avoir réussi tout seul à associer un comportement à un trait de caractère : « Tu ne retournes jamais tes appels : tu es tellement égocentrique! » Bravo. Quel pif. À ça, j’aime mieux pouvoir répondre que j'en suis venue à ce constat il y a longtemps déjà, que j'y travaille et que ça ne m’offusque en rien qu'on me le souligne puisqu’il est le minimum, pour un égocentrique, de connaître ses défauts de long en large et de s'en préoccuper abusivement. Passer autant de temps à se concentrer sur soi-même doit apporter son lot d’avantages. En revanche, on ne me prendra jamais à souligner une tare chez un pair, ni à faire un reproche, ni même à démontrer un quelconque signe d'exaspération devant une manifestation de la bêtise humaine. Je ne vois pas en quoi les défauts des autres me concernent. En discuter avec eux pourrait leur faire croire qu’ils m’intéressent.

Je suis hypocondriaque, donc, et j’attends à l’urgence pour une histoire d’oreille bouchée. Je ne suis pas chez mon médecin de famille parce que je n’en ai pas, et je n’en ai pas parce qu’en avoir un requiert la capacité d’accepter l’idée de devoir un jour recourir à ses services, ce que je n’ai pas non plus. Ceci expliquant cela, je poireaute dans une salle d’attente depuis deux heures en compagnie d’une horde de cas de toute évidence moins légers que le mien qui, faute d’avoir la lucidité de se diriger par eux-mêmes vers le département de psychiatrie, viennent quémander des soins banals pour des plaies plus évidentes, externes la plupart. Entorse à la cheville, hanche disloquée, glaucome, mâchoire en trois morceaux, jaunisse. Puisque ce sont des troubles visibles, ils sont plus aisément associés à la douleur ressentie, mais ne sont certainement pas les plus graves blessures que chacun traîne avec soi aujourd’hui.

Poireauter n’est pas exactement le bon terme. Il sous-entend un peu d’ennui, ce qui serait mal décrire le moment. J’attends oui, mais je ne me repose pas. La facilité qu’ont les malades à solliciter n’importe qui, les moins amochés qu’eux surtout, pour un rien – pour une chaise, pour l’heure, pour raconter leur histoire, pour vous soutirer la vôtre qu’ils n’écouteront finalement pas, ou simplement pour vous tousser au visage, quand ce n’est pas littéralement pour vous vomir dessus – a le don de vous garder bien éveillé. Comme cet homme à la main droite manquante, incapable de rester assis plus de dix secondes, se sentant à l’hôpital comme chez lui pour y avoir passé plus de temps qu’ailleurs dans toute sa vie, faute peut-être d’avoir déjà eu un chez-lui. Cet être à qui les blessures ne font pas peur parce qu’elles représentent son passeport pour accéder à la seule forme d’attention qui ne s’offrira jamais à lui, un contact obligé avec des professionnels formés pour être dégoûtés, exaspérés et impatients mais pour le cacher impeccablement, et qui quittent le travail en vitesse, pressés de remplir leurs poumons d’un air moins vicié et d'évacuer par la même occasion les images d’horreur et les rencontres aberrantes – la sienne, par exemple - accumulées au cours de la journée.

Soudain, j’ai honte d’avoir glissé dans mon sac, avant de quitter la maison, un dîner équilibré et une collation adéquate au cas où ça s’éterniserait. Je soupçonne que mon voisin ait dû, dans une bien mauvaise période, se contenter de sa main droite comme seul repas de la semaine. Comme je déteste avoir le ventre creux et que je ne me gaverais jamais de friandises provenant des machines distributrices, installées là, disons-le, pour achever définitivement les agonisants à coup de glucides complexes comme s’ils s’apprêtaient à courir un marathon alors qu’ils sont rivés sur une civière, je ne peux tout de même pas m’empêcher de me nourrir convenablement, puisque j’en ai la possibilité. Il est vrai que mon voisin semble peu choyé par la vie mais entre lui et moi, c’est tout de même lui qui semble se délecter du moment. Contrairement à la plupart des gens, pour qui une salle d’urgence constitue la représentation mentale terrestre de l’enfer, elle semble plutôt perçue par lui comme un lieu de réconfort, qu’il connaît comme le fond de sa poche, où il navigue à sa guise puisque tous les employés le connaissent et sont bien las d’intervenir dans le vide à cause de lui et surtout, un lieu où il peut expliquer à des dizaines de personnes, patients fiévreux, nauséeux donc faciles à capturer, pourquoi diable il lui manque un soulier.

Au centre de la place, un obèse morbide étendu sur une civière libère un premier ronflement qui fait sursauter tout le monde, même le goutteux bavard à mes côtés (oui, c’est la goutte, sous la chaussette du sans soulier). Pour moi, dont une oreille fait défaut, c’est équivalent à mon interprétation du bruit que fait la mort lorsqu’elle arrache à quelqu’un son âme. Si mes deux oreilles avaient fonctionné à pleine capacité, j’ignore si mon cœur aurait tenu suite à l’information transmise de mes tympans à mon cerveau et j’aurais probablement quitté les lieux en trombes, terrorisée. Une deuxième lamentation surgit de l’abdomen ballonné de l’homme et je comprends à cet instant qu’il n’est pas mourant mais endormi. Comme quoi certains d’entre nous trouvent plus facilement que d’autres leur aisance au purgatoire et que la définition du confort peut varier dramatiquement d’une personne à l’autre. Il est vrai, me dis-je, qu’un corps comme le sien assure à son propriétaire de ne jamais devoir se soucier, pour dormir, s’il échouera ou non dans un bon lit, étant au préalable enveloppé d’un survêtement douillet et pouvant à tout moment rouler sur lui-même jusque dans les bras de Morphée.

Soutirer un ronflement à ce système respiratoire semble si laborieux à travers cet amas de graisse que le pauvre homme ne peut en produire plus d’un la minute. Après chaque râlement, il prend une pause pour se réparer, juste assez longue pour qu’on l’oublie, puis il revient en force, avec ce qu’il lui reste d’instinct de survie. Essayer de ne pas l’observer, par orgueil, pour feindre d’être impossible à scandaliser, est aussi difficile que de ne pas lever les yeux au ciel lorsqu’éclate un feu d’artifice. Même si le résultat nous horripile ou nous ennuie, il est si grossier et évident que la tête nous lève toute seule.

En tentant de comprendre où se trouve l’amour-propre dans cette énorme boule de chair qui roupille au beau milieu d’une vingtaine d’inconnus qui font semblant d’être captivés par un match de football mais qui louchent constamment vers le ronfleur, mes yeux se posent sur une vieille dame debout dans le corridor, accompagnée de son petit mari tout rabougri qu’un médecin lui remet, tel un nouveau-né sans le charme et la nouveauté, dans un fauteuil roulant trois fois lourd comme elle. On dira que j’exagère mais je suis certaine d’avoir aperçu dans les yeux de cette dame, qui a pris mari à l’époque où ceux-ci n’avaient pas encore le mandat d’être gentils, que son envie de repartir avec l’homme-chariot, inapte, plaignard et incontinent, désormais incapable de traîner lui-même son propre poids, était aussi grande que son envie de passer le reste de ses vieux jours à se casser une hanche par année, à laver de la pisse et à se barrer sans cesse le dos pour un être qui n’a pas su amadouer sa femme à temps et lui faire mettre de côté une certaine réserve d’empathie lorsqu’il en avait encore les moyens. « Il aurait dû y rester », que je me dis qu’elle se dit. Avec un peu de chance, la vieille dame en aura un jour ras-le-bol et, en essayant de peine et de misère de contourner avec le fauteuil une pyramide de boîtes de conserve au supermarché, elle flanchera, choisira de le poster devant la dégustation de charcuterie et le laissera là, quittant les lieux à petits pas rapides de vieille dame coupable mais déterminée à vivre encore un peu. C’est presque improbable mais j’ai furieusement envie d’y croire.
Bien sûr, je n’ai pas le temps d’être ici. C’est ce qui me fait réfléchir à toute vitesse de la sorte. Comme si mon cerveau devait s’activer davantage pour contrer l’immobilité physique. L’impression d’être ainsi équilibrée est si douce à mon esprit. L’important n’est pas tant d’être saine d'esprit – on ne saura jamais si on l’est vraiment - mais d’arriver à s’inventer une théorie qui assure qu’on le soit, et d’y croire ensuite les yeux fermés. Je n’ai pas le temps d’être ici parce que dehors, ça bouge et que je suis de mon époque, attendue. Mais voilà, le fait est je n’entends plus de la droite et que ça commence à me peser.

Puis, juste au-dessus de mon livre auquel je m’attarde distraitement, j’aperçois un infirmier, le plus bel infirmier jamais croisé en pareil lieu, beau parce que l’ignorant, du moins dans ce contexte dramatique et survolté (chez lui, il le sait peut-être plus), beau parce qu’occupé à autre chose qu’à se savoir joli et beau parce qu’entouré de tellement laid qu’il jure. Soudain, mes muscles se détendent et ma respiration reprend un rythme normal. Moins consciente de l’innombrable quantité de virus susceptibles de s’introduire dans mon organisme à chaque inspiration, je me calme et je focalise sur ma nouvelle entreprise, beaucoup plus confortable pour les yeux celle-là que mon obèse de tantôt. Je relève le bouquin au niveau de mon nez, pour écourter la distance que mon regard aurait à parcourir si jamais le mec ressurgissait à nouveau dans l’embrasure de la porte. Je verrais alors apparaître un point bleu flou - son uniforme – dans la portion hors-foyer de mon champ de vision, qui empiéterait un moment sur une phrase que je ne lirais de toute façon pas, et je saurais qu’il est là. Il n’y a pas d’attente plus douce que celle du focus oculaire tardif quand on sait que l’objet qui se précisera caressera notre pupille de son éclatante beauté.

Je prédis que cette histoire va finir sans jaquette ni sous-vêtements mais pour l'instant, elle est

À SUIVRE.