12 février 2010

Suite

L’instant se produit. La masse bleue réapparaît. Je dépose mon livre sur mes genoux comme si on m’annonçait que le film allait commencer. Je n’arrive pour l’instant à entrevoir que sa manche et une partie de son dos et mon imagination, patiente et non sollicitée jusqu’à présent, se met en marche. Peut-être le bel infirmier se lave-t-il gracieusement les mains, peut-être enfile-t-il des gants poudreux. Je l’imagine concentré, affairé à une tâche minutieuse que les hommes ont du mal à exécuter et soudain, je l’aime. Comme ça. Je l’aime de ne pas abandonner comme un gamin et de persister à vouloir, je ne sais pas, insérer une aiguille quelque part, recoudre une arcade sourcilière, peu importe, juste pour moi, afin que son dos ne délaisse pas l’embrasure de la porte et que je ne me retrouve pas à nouveau seule au milieu de débiles ensanglantés et autres créatures gémissantes. À ceux qui disent que cela n’est pas de l’amour, je réponds qu’ils ont tort. Si ça se trouve, l'amour n’est rien d’autre que ça. Quelqu’un sur qui poser les yeux pour estomper l'impression de chaos qui sévit autour.
Je n’ai pas de talent pour les relations amoureuses. Je n’y connais rien et l’idée que je m’en fais est, paraît-il, erronée. Je ne suis pas de cet avis mais parfois, j’aime laisser parler les autres, écouter ce qu’ils pensent de moi pour mieux savoir ce qu’ils pensent d’eux-mêmes, puis ce qu’ils pensent de l’existence en général et ensuite, encourager mon esprit à gambader allègrement en direction opposée.

Ceux qui disent que ma vision de l’amour est utopique et extravagante entretiennent généralement avec leur partenaire de vie la même relation que j’entretenais jadis avec ma professeure de maternelle. Une relation de dépendance réciproque où l’une des deux personnes caresse les cheveux de l’autre pour être la plus aimée, et où l’autre récompense la première à coup de privilèges ennuyeux distribués avec avarice et autorité. Je n’ai rien à leur envier, quoique je garde un excellent souvenir de cette époque où je tirais, enfant hypocrite et déjà sensible aux principes de séduction, mon épingle du jeu avec brio.

Le corps bien engourdi devant le spectacle de l’infirmier à demi visible qui s’exécute à je ne sais toujours quoi, je suis à peine déconcentrée par ma voisine de chaise qui vient de renvoyer son déjeuner dans le bassin prévu à cet effet qu’elle tenait près de sa bouche. Ce qui me fait réaliser que quelqu’un ici avait prévu qu’elle allait vomir - on n’apporte pas un tel bassin de chez soi - et qu’on lui a quand même indiqué de s’installer à mes côtés pour le faire. Je tourne la tête vers elle un instant, le temps de lui lancer un regard mi-empathique mi-dégoûté. Le temps aussi de sortir de ma torpeur et de revenir à ma cible d’origine, l'infirmier.

Ce n’était pas la première fois que ça m’arrivait. Pas le vomi, le coup de foudre. C’était la deuxième, en fait. Pas beaucoup d’expérience dans le coup de foudre, direz-vous, mais comme dans toute chose, une bonne première fois bien balancée peut très bien servir d'étalon par la suite. Un bon coup de foudre bien exécuté suffit amplement pour introduire les autres et les démystifier tous, à condition d'avoir une bonne mémoire ou d'avoir été renversé si brutalement que le corps s'en souvient tout seul. C’est mon cas. Je connais le coup de foudre dans sa plus simple définition, la seule qui vaille. On y goûte une fois, à celui-là – pour ceux, comme moi, qui apprennent vite de leurs erreurs et qui détestent subir deux fois la même humiliation - et il fait partie de soi pour la vie; on le reconnaît ensuite de loin, on le sent s’installer dès la première seconde, on prend un instant pour décider si on le laisse déballer tout son attirail et ça y est : il est déjà trop tard.

Au premier contact, l’image classique du conte de fées remonte, le temps s’arrête pour vrai, les objets autour disparaissent, des projecteurs imaginaires éclairent l’être en question, etc. Ajoutons, dans mon cas, un engourdissement des membres supérieurs et une propension à perdre le foyer optique (oui, encore une paresse au niveau des yeux: à vérifier), donc à fixer un point gigantesque qui comprend, cette fois, l’être humain devant moi et l’infini terrestre. Une trame sonore aussi ; du piano dans ce cas-ci, juste des notes blanches, accompagné d’un bruissement de feuilles. C'est peut-être aussi mon oreille qui débloque sous la pression du choc émotif. Tout ça dure une seconde; il ne faut pas être pris ailleurs, ni éternuer, ni recevoir un message texte. Ce matin, bien sûr, je ne suis pas prise ailleurs et même si je suis la seule à entretenir le mythe que les cellulaires peuvent détraquer les appareils médicaux, je m'abstiens de vérifier si on me sollicite.

La seconde m’est entrée dans le corps comme une injection au Botox, redressant littéralement mon arcade sourcilière pour me donner cet air que je traîne depuis, celui de la fille qui vient de croiser la Sainte Vierge. Je prends la chose en riant – je suis une cynique avant tout, et je me nourris d’autodérision - sachant qu’elle passera, la chose, de un, et qu’elle m'occupera jusqu'à ce qu'un médecin daigne me recevoir, ce qui est fort souhaitable.

J'en ris mais il n’y a pourtant rien de drôle dans le coup de foudre. Quelle partie est rassurante dans : être dominée par une émotion insensée et incontrôlable, élaborer des scénarios sans queue ni tête pour se retrouver à nouveau en présence de l’être en question et se projeter sérieusement dans l’avenir au bras d’une personne qu’on connaît à peine? C’est qu’on se croie, dans tout ça, le pire : on rêvasse et on trouve que ça se tient. Le coup de foudre a de plus violent que la maladie le fait que la victime, au lieu de se conscientiser à vivre avec sa nouvelle réalité et de s’armer pour l’affronter, perd le commencement du sol sous ses pieds, laisse sa personnalité se diluer dans une mare de sentiments évanescents et première nouvelle, la voilà qui nie au visage de ses proches tout changement irrationnel de comportement. Bientôt, ma meilleure amie rira de moi en me regardant sombrer dans une phase sentimentale et je nierai, protestant que jamais une émotion futile et passagère ne saurait m’aveugler réellement.

Pour une intoxiquée au contrôle, il n’y a rien de drôle dans le coup de foudre. Ça frôle le drame. Ça détruit d’un coup l’équilibre naturel ; c’est comme faire entrer un bébé au milieu d’une réunion d’affaires. Instantanément, les plus voraces perdent pieds, l’adjointe a envie de pleurer et de rentrer à la maison, tous basculent en enfer et sont projetés à mille lieues de leur zone de confort. Le discours, la journée, l’année perd son sens. Quelqu’un peut même, dans les cas extrêmes, réaliser à ce moment précis qu’il a raté sa vie.

Ce que je me dis, moi, c’est que j’ai le cœur d’une faiblesse exemplaire qui devrait faire l’objet d’une étude scientifique afin que ma défaillance, au moins, serve à faire avancer la science.


Ce que je me dis aussi, c'est que j'ai de la chance. L’étincelle à l’intérieur persiste, malgré l'âge, la perte d'illusions et la réalité concrète qui me fait souvent douter de mes aptitudes dans ce monde. Il persiste, le spectacle permanent qui réside dans ma tête, avec magiciens et musique de foire, humoristes grossiers, vieux clowns. En arpentant les rues ou dans les salles d’attente : le gros divertissement naïf, à toute heure du jour ou de la nuit, pour mon unique plaisir et pour m’éviter de perdre le nord. Certains diront qu’avec un imaginaire comme le mien, je flirte au contraire dangereusement avec la folie. En bonne lyssophobe, j'utilise avec ceux-là la métaphore du vaccin; injecter une dose de l’agent extérieur susceptible de causer problème, habituer l’organisme à sa présence et activer l’immunité pour les attaques à venir. J’apprivoise la réalité en recevant volontairement des personnages à petite dose dans mon imaginaire. Lorsque je les croise ensuite dans la vraie vie, je sursaute toujours un peu moins que les autres.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire

Commettez-vous ici