9 avril 2010

À l'aube, aura le Fjord

Je viens d'un pays où les hommes ont des coeurs de petites filles et où les femmes conduisent les motoneiges. D'un pays où la mode est secondaire puisque c'est la beauté du paysage qui nous habille et qu'à côté d'elle, on a l'air d'un pou. D'une région où les beaux gars marchent des heures dans la neige jusqu'aux hanches pour revenir du travail (là, je romance un peu mais c'est presque ça) et trouvent le temps d'apprendre à jouer de la guitare. Et à en pleurer.

À l'Anse-Saint-Jean, on a appris à dire "je t'aime" en même temps que le soleil se levait au bout du quai, un 24 juin au matin. On allumait le feu avec du gaz, parce qu'on était jeunes et pressés de frencher, mais on savait comment regarder ça, un feu. On ne se voyait que les yeux, et le reflet des flammes dedans (ou des phares de quatre roues), et on ne se fuyait pas. On revenait à la maison en voiture, à quatre mains sur le volant pour bien négocier les courbes après 12 heures de brosse en ligne. On ne voulait surtout pas mourir.

On ne se disait pas grand-chose, parce qu'on était pas mal seuls en réalité, bien saouls et parce qu'il y a peu à dire quand on ne connaît rien encore. Mais les messages passaient doucement, les émotions montaient avec la marée et nous bousculaient, éteignaient le feu si on ne le reculait pas à temps (ou si tout le monde pissait dedans). Appréciant la force des moments sans jamais vraiment saisir leur essence, nous recommencions le lendemain, au cas où ça se préciserait.

Ça ne s'est jamais précisé. Parce que. Mais le souvenir est resté et je m'ennuie de vous, chers compagnons de l'Anse. Il y avait dans ces matins-là tout ce qu'il faut savoir de la vie.

(Ce texte est écrit au passé pour faire croire que je suis maintenant ailleurs mais en réalité, je n'ai jamais réussi à passer à autre chose, je n'ai pas vieilli d'une seconde et je ne sais pas si j'en reviendrai un jour. Honnêtement, j'en doute.)

Photo: Nathan Gaudreault

27 mars 2010

1er degré d'amertume

Je ne m'en cache pas: je n'ai pas de respect pour les gens qui travaillent trop. Pour ceux qui s'en plaignent, pour ceux qui s'en vantent ni pour ceux qui les félicitent. Applaudir quelqu'un qui se défonce au travail, c'est comme gaver une boulimique à la louche et passer derrière elle pour tirer la chasse-d'eau.

Oui, je prône la paresse et les longs moments de pause. Je les encourage avec rigueur, simplement parce que celui qui ose s'arrêter est un être courageux. Celui dont la principale activité n'est pas de faire débouler sa vie comme une malade sans la regarder passer, de peur de se voir dedans et de ne pas se reconnaître, dans cette période où l'on est ce que l'on fait et où le regard des autres détermine ce que l'on vaut, sait combien il est grave et épeurant, parfois, de paresser.

On risque fort la réflexion. On s'expose à des envies d'analyse, voire d'introspection et il est possible qu'au terme d'un de ces moments d'arrêt surgisse le pire: une idée bien à soi, sans l'influence du voisin, une idée peut-être jamais développée par personne, élaborée par et malgré soi pour améliorer son propre sort et se rapprocher de son essence. Une idée qui, une fois réalisée, ne laisserait personne d'autre que soi à blâmer. Ou à féliciter. De quoi terroriser. De quoi hanter pendant des jours son propriétaire et menacer de le rendre fou.

Vaut mieux imiter les autres, laver son asphalte à grandes giclées d'insouciance et passer go en même temps que tout le monde, ni trop tard ni trop tôt, en suivant la file sans se demander où elle mène, les yeux vides et le compte de banque plein. Bravo.






8 mars 2010

Épreuve imposée

J'ai couru 30 km. J'avais prévu 21, j'en ai fait 30. J'ai l'air de me vanter comme ça mais pas du tout; j'ai couru 30 km pour me punir. Une baisse d'enthousiasme, un pessimisme sournois qui s'est installé dans mon être et qui a ébranlé ma confiance. Une lassitude profonde que je ne me connais pas et qui me va très mal. Je dois me fouetter dans ce temps-là. Certains se mettent au régime, changent les meubles de place. Moi, je cours.

Km#1: J'arrête. Déjà. Acheter du gel énergétique en prévision du 13-14ème kilomètre. Courir avec du petit change comme celui que me remet la caissière - 73 cennes qui me font sonner comme Ali Baba en pleine fuite - c'est comme, dans l'univers du supplice mental, courir avec des enclumes aux pieds.

Km#2: J'entre dans une cabine téléphonique. Il y a peut-être 6 ans que je n'en avais pas visité une. Ça n'a pas changé. Je dépose mes 73 cents dans le réceptacle de retour de monnaie, pour m'en libérer. Je me demande quel est le pourcentage de chances que mon argent serve à faire un appel. Je me demande aussi où sont les itinérants lorsqu'on a besoin d'eux.

Km#3: Le nouveau CD de Gorillaz propose une intro de flûte de pan qui fait courir drôle.

Km#4: Me voilà partie. Sur le trottoir et dans ma tête. J'apprivoise tranquillement l'espace mental dans lequel je me vautrerai lorsque les muscles de mes cuisses voudront me sortir par les rotules. Je le trouve froid et hermétique aujourd'hui, l'espace mental.

Km#5: "Heille, veux-tu voir mes fesses?", me crie un misérable au coin De Lorimier/Rachel, tout sauf froid et hermétique. Je ne pouvais espérer mieux pour me ramener sur terre. Je réponds: "Non merci!" en m'éloignant. Bien élevée la fille.

Km#7: Ça va presque trop bien. J'en profite pour commencer à penser au moment où ça ira mal. J'ai la fâcheuse manie de faire ça, dans la course comme dans la vie. Ce n'est pas la première fois que je fais le constat. Je cours comme je vis: seule, sans jamais regarder où je mets les pieds et en répondant aux inconnus à condition d'être sûre qu'ils ne m'attraperont pas.

Km#8: Un peu plus que le tiers d'un demi-marathon. Je ne suis pas bonne en fraction, mais je sais qu'on est loin d'un entier. Ça n'atteint pas mon moral, parce que mon moral ne comprend pas ce que l'entier implique, donc se fout bien qu'on le fractionne en mille.

Km#10: Je croise un autre coureur. Un asiatique cliché, qui m'apparaît début quarantaine (donc doit avoir près de 102 ans), shorts trop courtes qui donnent beaucoup trop d'informations et t-shirt Hard Rock Cafe Los Angeles, qui en donne tout autant. Il me présente sa main pour que je tape dedans. Je cours depuis quelques années et depuis longtemps, je rêve que ça m'arrive. Un échange d'énergie entre coureurs de fond. Pourtant, j'ai figé, j'ai gardé ma main pour moi et j'ai pouffé de rire. Tant de fois, mes fantasmes de communion humaine s'avèrent complètement risibles une fois à portée de main.

Km#13: 3 kilomètres passés à regretter de ne pas avoir tapé dans la main du gars. Moi qui exècre l'hésitation et le manque de courage. J'aurais tellement dû taper naturellement. J'ai peur que le coureur ait honte d'avoir osé. J'espère le revoir un jour pour m'excuser de l'avoir fait douter. Lui dire que ça ne me ressemble pas. Qu'il a exactement la bonne attitude. La paranoïa est un signe de déshydratation, je crois.

Km#14: Gel énergétique fraise/limette. Sa descente est bienvenue.

Km#16 : Le passage difficile du centre à l'est de la ville. Heureusement, je croise un énergumène fort amusant qui propose ceci en guise de divertissement à la fausse athlète que je suis (ici, je suppose que les vrais athlètes sont ceux qui n'ont plus besoin d'être divertis pour trouver un sens à leur démarche):

Je m'arrête pour la photo. Je constate que l'énergumène (bilingue) est sérieux et qu'il pense obtenir de moi 5$ pour sa chaise de patio du Titanic (la dernière, the last one, 5$). J'ai envie de lui dire que s'il se dépêche, il peut trouver 73 cennes dans la cabine téléphonique du métro Laurier. Mais je m'abstiens, par respect pour les idées de grandeur et par admiration pour les marchands de rêve du monde entier.

Km# 17 à #21: C'est le tour du Stade Olympique. Un calvaire. Un fil d'arrivée de 4 kilomètres, c'est une mire beaucoup trop vaste pour moi. (Il faut comprendre que je suivais le parcours officiel du demi-marathon de Montréal, qui se termine au Stade.) Psychologiquement rendue, donc, le mât du stade bien en vue pour en témoigner, il reste pourtant une bonne demi-heure de course avant d'en faire complètement le tour, ce qui me donne l'impression de courir sur place, si ce n'est à reculons.

Km#21: Je me clenche un vieux Passion Flakies et un Gatorade tiède au dépanneur glauque du métro Pix-IX. Le désavantage de courir un demi-marathon un 7 mars, c'est que l'organisation n'est pas la même qu'au mois de septembre. Les bénévoles sont moins avenants et il faut faire le plein de glucides comme on peut.

Km # 22 à #30: En théorie, je devais m'en tenir à 21. Mais certains jours, quand par exemple je suis prise d'un pessimisme sournois, l'idée de prendre le métro m'est inconcevable, incapable que je serais de supporter la proximité des gens et l'air vicié du Montréal sous-terrain. Un simple caprice. J'ai décidé de rentrer à la course, puisque j'avais déjà l'habit.

Une fois à la maison, j'ai posé ma clé sur la table et j'ai réfléchi, certaine d'avoir perdu quelque chose en chemin. Certes, une livre ou deux de liquide, 2h20 de temps précieux, 73 cennes. Pour la liste de ce que j'ai trouvé, par contre, il faudra patienter: j'en ai encore pour des jours à la dresser.


3 mars 2010

Printemps

Les moments qui me vont le mieux sont ceux qui viennent juste avant l'émoi, quand le coeur n'est pas encore submergé par la passion et que l'oeil n'est encore embrouillé par aucun des filtres d'un sentiment obsessionnel quelconque. (Attention, mes théories à ce sujet valent toutes à peu près 2 cennes mais elles font semblant de m'éclairer, ce qui est suffisant - ça vaut aussi pour les humains - pour que je m'accroche à elles.)

À ce moment-là, donc, c'est avec la tête tiède que je me promène dans le monde et de toutes les températures, c'est celle qui me procure les idées les plus consistantes, faites à la fois de fine allégresse et de gros bon sens. Qu'il est agréable de s'inventer un rendez-vous et d'en vivre l'excitation sans avoir à se préoccuper pour vrai des détails vestimentaires, alimentaires et de transport en commun. J'irais parfois jusqu'à dire que la vie serait nettement plus douce si, suite à la naissance d'une excitation nouvelle, aux abords d'un possible frémissement du coeur, l'amour ne venait finalement jamais, réservé qu'il serait aux histoires de princesses au point de ne jamais avoir le droit de traverser dans cette vie-ci.

Nous nous verrions ainsi protégés de nous-mêmes, à l'abri de notre légendaire consentement à nous laisser broyer par autrui. Nous marcherions d'un pas léger mais bien ancré au sol, guidés à la fois par la rêverie, la supposition (pour les rares qui vivent bien avec) et la raison. Malheureusement, sans la connaissance que c'est justement l'amour qui nous attend au bout du chemin, le moment qui le précède n'aurait pas la même résonnance. Ne mériterait même pas mention.

Oui, dans la suite logique, comme il vient un printemps après chaque hiver et un album de reprises après chaque creux de carrière, il vient après l'effervescence inoffensive des premiers contacts la rude dégringolade vers le gouffre amoureux, où se voisinent de façon pernicieuse la détresse, l'incertitude et une sorte de mixture imprécise à l'arrière-goût de perte identitaire.

Fini, la période grisante où la petitesse du sentiment nous laisse encore toute la place pour exister, juste avant que l'autre ne se glisse sournoisement dans chaque recoin de nous, finissant par nous faire oublier qu'il y a de cela deux semaines, nous possédions encore nos moyens, faisions des projets pour nous-mêmes et dormions seuls à poings fermés sans aide, sans le support d'une compagnie imaginaire.

Mais ça se gâte. En plein lieu public, après un échange de deux ou trois phrases, quelqu'un repart avec mon numéro de téléphone et ma tranquillité d'esprit. Si précieuse tranquillité d'esprit.

24 février 2010

Résister pour voir

Sur la résistance, j'ai fait du chemin. Un peu. J'imagine que ma grand-mère pourrait encore m'en apprendre à ce sujet: l'attente, l'envie, la retenue, le temps qu'on laisse passer sans le remplir. Le message texte qui brûle les doigts (pour grand-maman, parlons plutôt de l'appel téléphonique ou de la carte de souhaits) mais qu'on réussit à ne pas envoyer, jusqu'à la prochaine crise. L'alcool, le chocolat ou la friture pour certains, tentations à portée de main qui finissent par donner un sens à une journée qui n'en aurait pas eu autrement. Leur résister, lorsqu'on y arrive, permet de se retrouver seul avec le vide et d'évaluer les moyens qu'on a - ou qu'on n'a pas - pour le supporter.


À mon âge, le corps demande et j'ai appris que c'est à l'esprit de refuser, de résister. À l'âge de ma grand-mère, c'est l'inverse; le corps n'arrive plus à répondre aux ambitions de l'esprit. Vaut mieux développer tôt une connivence avec la résistance donc, puisqu'elle se présentera sous plusieurs visages dans l'avenir et nous finirons presque tous en tête-à-tête avec elle.


Je sais pour être devenue ambassadrice de la privation (ne vous en faites pas, entourage; c'est une phase exploratoire dont j'émergerai sous peu, peut-être après avoir testé la restriction calorique chinoise et après avoir eu peur de perdre mes cheveux), que certains corps - tout comme certains enfants - demanderont tant qu'ils recevront. Le signal de satiété, alimentaire ou plus générale, varie d'une personne à l'autre, souvent en fonction de la grosseur de l'égo - il faut s'imaginer une compétition den mangeurs de hot-dogs pour comprendre la dernière affirmation - ce qui fait que l'humain est porté à s'accorder le maximum de permissions ou du moins, pour le judéo-chrétien, autant qu'il croit en mériter. Privé de substances précises - de sa voiture, de son chien, de son bagel-fromage à la crème, parfois de son succès - il devient tout petit et commence à s'excuser à tout instant de n'avoir pas su résister à l'envie de ne pas être à la hauteur. Hauteur que souvent lui seul avait pré-évaluée pour lui-même. Pas d'exercice physique cette semaine? "Je ne pouvais pas, mon chum était parti, j'aime pas ça y aller toute seule, j'ai reçu à souper, fallait que je fasse le ménage, faisait pas assez beau." J'ai toujours eu du mal à comprendre les excuses de ceux qui se sont simplement punis eux-mêmes.

Et voilà du nouveau sur les rayons: le livre de Biz, membre du groupe Loco Locass, qui raconte sa dépression post-parentale. Quel lien, me direz-vous? Certaines résistances sont plus prévisibles que d'autres. Pourtant, à aucun moment dans les entrevues accordées, il ne semble être question d'un petit gars égocentrique corrompu par le succès qui s'est fait voler le show par son propre fils. Pourtant, c'est ce qui s'est passé, non? 3 ans en boule dans son lit à brailler l'attention de sa blonde (ou le sein de sa mère, si on pousse l'analyse) et sa place dans le monde, volée par un être qu'il a créé lui-même et qui lui survivra. Le choc du temps qui passe, mon Biz. Boring. Si prévisible.

Je pourrais écrire tout de suite le livre de ma dépression post-parentale. Une résistance du corps que je prévois depuis l'époque des poupées. J'y pense à chaque fois que je ressens de la fierté pour mes abdominaux. Ce sera magistral et hautement dramatique. Mes enfants n'auront pas idée.

La plupart des gens, même ceux que l'on considère lucides et préparés, voient malheureusement rarement plus loin qu'un pas devant eux. Ça m'arrive aussi, tellement.

19 février 2010

En terrain hostile

Il ne se passe jamais rien au supermarché où je vais. C'est le Plateau Mont-Royal, ici. Pas Hochelaga ou Parc Extension. L'événement le plus traumatisant qu'on puisse y vivre, c'est croiser Geneviève Brouillette pas maquillée un lendemain de veille qui peste contre la caisse libre-service.

Je sais qu'il ne se passe jamais rien à mon épicerie parce qu'hier, il s'y est produit quelque chose et le monde a basculé. En deux secondes, on se serait cru en Irak. Un client a échappé son snack de fin de soirée, trop pressé qu'il était de prévoir le weekend dont il s'ennuie à mourir depuis dimanche dernier, ne réfléchissant pas au fait qu'il le trouvera encore plus court cette semaine s'il le passe à courir comme un malade. Un pot de salsa et un pot de cette espère de bouette orange à la consistance du pitch qui sert à boucher les nids de poule. Ce fromage louche qui ne bronche pas peu importe ce qu'on fait avec, qu'on le chauffe, qu'on le congèle ou qu'on le lance au mur, et qui se mange avec des chips.

Sur le plancher de l'épicerie, donc, en plein dans les jambes de ceux qui font la file. Bien sûr, les clients contournent le dégât comme s'il s'agissait d'une flaque de vomi et cherchent des yeux le coupable pendant que les employés courent dans tous les sens pour mettre un terme à la cohue générale. Aucun ne semble penser comme moi que la flaque en question est beaucoup moins dommageable par terre que dans un estomac.

Dans un temps record, un périmètre de sécurité est installé pendant qu'un pré-pubère antisocial mélange les condiments à nachos à l'aide d'une moppe. Pour des raisons que seul un chimiste pourrait expliquer, les couleurs rouge et orange qui se rencontrent sur un plancher gris donnent un rose cendré.

Si l'on se croit à Port-au-Prince ou à Bagdad, c'est parce que, de toute évidence, aucune des employées présentes dans l'établissement, ni celles aux caisses, ni celles au comptoir du service à la clientèle, ne fait confiance au pré-pubère. Elles ont délaissé leur poste une à une pour venir épier la scène, convaincues qu'il n'y aura pas d'issue heureuse au drame venu déranger leur si précieuse routine. "Le jeune au faux pinch est un incapable, pensent-elles à l'unisson. Il en restera, de la bouette orange, c'est certain. Quelqu'un va tomber. J'aurais dû le faire."

Oui madame, vous auriez dû le faire. Mais vous avez les deux pieds coincés dans votre manque d'initiative et un écriteau "Je n'ai pas pris une décision par moi-même depuis 1984" suspendu autour du cou.

J'en profite pour épargner une vingtaine de dollars de bouffe, me disant qu'en temps de crise, partout sur la planète, les denrées sont gratuites.
Et je me demande, sur le chemin du retour, comment est-ce possible que tout ce beau monde - le gérant chétif et en sueur qui donne des ordres insensés sur le coup de la panique, la cliente hystérique qui passe avec son panier au beau milieu de la salsa et qui cherche à nettoyer son bas de pantalon avec des sacs en plastique en ravalant ses larmes, la dame dont le bébé pleure (le pauvre n'y est pour rien, mais dans toute scène de détresse qui se respecte, un bébé pleure et si sa mère ne reste pas là justement pour respecter cette règle, je ne lui vois pas d'autre motif valable) que tous ces gens se débrouillent mieux que moi dans la vie, survivent aux enterrements et aux rumeurs de fin du monde, soulignent les anniversaires, conduisent des voitures, élèvent des enfants.

Peut-être que justement, à force de traiter les banalités du quotidien comme des drames, à force de paniquer au moindre imprévu et d'agir à tout moment comme si une vie était en jeu, on prend de l'expérience, on devient bon et le corps répond tout seul lorsqu'un véritable drame survient. En agissant comme si une tête de bébé s'était fracassée sur le plancher au lieu d'un pot de salsa, peut-être réagira-t-on mieux quand le plus jeune se prendra solidement les doigts dans la portière de l'auto ou sacrera sa main sur le rond du poêle.

C'est une explication tirée par les cheveux, la première du bord. Mais parfois, vaut mieux se mentir un peu, tourner le coin de la rue le plus vite possible et passer à autre chose. Sinon, ça pèse sur les poumons et ça entretient l'angoisse.

15 février 2010

"All in"

Chacun de nous a l'espace d'une seule vie à remplir et certains, souvent ceux qui ne pensent jamais à ces thèmes-là, préfèrent ne pas s'impliquer, regarder les autres, se protéger contre des attaques qui ne viendront jamais. On ne naît pas tous avec le même appétit, la même foi et la même peur de mourir.

J'ai compris il y a quelques années que je ne serai jamais une athlète. J'étais occupée à autre chose et j'ai compris trop tard que j'en aurais eu la trempe (ou peut-être ne l'avais-je pas au moment où il aurait fallu). Je courrai sûrement quelques marathons dans ma vie et j'arriverai peut-être à exécuter un back-flip très peu gracieux avant l'âge de 30 ans mais l'athlète qui sommeille en moi, ou plutôt l'enfant en moi qui se nourrissait du désir de performer, de gagner sur les autres et sur certaines lois physiques par l'union suprême du corps et de l'esprit, ne sera pas applaudi sur toutes les scènes et ne brandira pas médailles et trophées sous les flashs et les acclamations.

Qu'à cela ne tienne, je n'ai pas dit mon dernier mot. Mon rendez-vous avec la gloire n'est peut-être totalement manqué (je rêve toujours secrètement de devenir une joueuse de billard aguerrie et gagner contre Allison Fisher à Vegas), mais ce n'est pas ce dont il est question ici.

Mon élan d'aujourd'hui est un hommage aux athlètes (actualité, quand tu nous tiens), à tous ceux qui ont la trempe que je n'ai pas et qui sont encore assez jeunes dans le coeur pour se donner le droit de croire que la seule chose qui compte vraiment pour les 2, 10, 30 prochaines secondes, minutes ou heures, c'est de réussir. Ceux qui ont l'audace de faire le sacrifice ultime de tout miser sur eux-mêmes, malgré les propositions alléchantes et reposantes de la vie ordinaire, et de meubler leur existence en exploitant la machine humaine à pleine capacité, pour tester ses limites et ainsi, je ne sais pas, risquer l'excellence.

C'est un hommage aussi aux femmes qui se démènent dans cet espace où elles partent déjà perdantes, puisqu'à l'échelle planétaire, aussi injuste soit-elle, le numéro 1 de Serena Williams ne vaudra jamais celui de Roger Federer. Pourtant, la mise de départ est la même, la menace de l'échec, la même et la douleur, la "f***ing même. Un hommage aussi à Sabrina Harbec, le numéro 96 de l'équipe de Montréal de la Série Montréal-Québec, qui retranchée de justesse de l'équipe canadienne olympique de hockey féminin à Vancouver, relève ses manches en professionnelle et, avec la détermination d'une guerrière au milieu de tous ces joueurs masculins, doit travailler avec l'étiquette "La meilleure des filles" taguée en sous-texte par le "A" de son chandail. Je peux voir dans son oeil qu'elle a compris quelque chose de plus que moi. Une chance que l'écriture ne me place jamais dans cette position systématiquement inférieure; je ne tiendrais pas le coup.

Elle oui, et fait davantage encore. Je la soupçonne d'être inébranlable.

J'ai choisi le bon métier, donc. Par contre, si je suis déterminée à remplir ma vie avec l'écriture, je le ferai certainement en guerrière, comme une enfant qui joue, sous l'influence des athlètes que j'admire, avec le même désir de gagner et la certitude, à chaque instant, que le jeu en vaut la chandelle. Il la vaut, n'est-ce pas?

12 février 2010

Suite

L’instant se produit. La masse bleue réapparaît. Je dépose mon livre sur mes genoux comme si on m’annonçait que le film allait commencer. Je n’arrive pour l’instant à entrevoir que sa manche et une partie de son dos et mon imagination, patiente et non sollicitée jusqu’à présent, se met en marche. Peut-être le bel infirmier se lave-t-il gracieusement les mains, peut-être enfile-t-il des gants poudreux. Je l’imagine concentré, affairé à une tâche minutieuse que les hommes ont du mal à exécuter et soudain, je l’aime. Comme ça. Je l’aime de ne pas abandonner comme un gamin et de persister à vouloir, je ne sais pas, insérer une aiguille quelque part, recoudre une arcade sourcilière, peu importe, juste pour moi, afin que son dos ne délaisse pas l’embrasure de la porte et que je ne me retrouve pas à nouveau seule au milieu de débiles ensanglantés et autres créatures gémissantes. À ceux qui disent que cela n’est pas de l’amour, je réponds qu’ils ont tort. Si ça se trouve, l'amour n’est rien d’autre que ça. Quelqu’un sur qui poser les yeux pour estomper l'impression de chaos qui sévit autour.
Je n’ai pas de talent pour les relations amoureuses. Je n’y connais rien et l’idée que je m’en fais est, paraît-il, erronée. Je ne suis pas de cet avis mais parfois, j’aime laisser parler les autres, écouter ce qu’ils pensent de moi pour mieux savoir ce qu’ils pensent d’eux-mêmes, puis ce qu’ils pensent de l’existence en général et ensuite, encourager mon esprit à gambader allègrement en direction opposée.

Ceux qui disent que ma vision de l’amour est utopique et extravagante entretiennent généralement avec leur partenaire de vie la même relation que j’entretenais jadis avec ma professeure de maternelle. Une relation de dépendance réciproque où l’une des deux personnes caresse les cheveux de l’autre pour être la plus aimée, et où l’autre récompense la première à coup de privilèges ennuyeux distribués avec avarice et autorité. Je n’ai rien à leur envier, quoique je garde un excellent souvenir de cette époque où je tirais, enfant hypocrite et déjà sensible aux principes de séduction, mon épingle du jeu avec brio.

Le corps bien engourdi devant le spectacle de l’infirmier à demi visible qui s’exécute à je ne sais toujours quoi, je suis à peine déconcentrée par ma voisine de chaise qui vient de renvoyer son déjeuner dans le bassin prévu à cet effet qu’elle tenait près de sa bouche. Ce qui me fait réaliser que quelqu’un ici avait prévu qu’elle allait vomir - on n’apporte pas un tel bassin de chez soi - et qu’on lui a quand même indiqué de s’installer à mes côtés pour le faire. Je tourne la tête vers elle un instant, le temps de lui lancer un regard mi-empathique mi-dégoûté. Le temps aussi de sortir de ma torpeur et de revenir à ma cible d’origine, l'infirmier.

Ce n’était pas la première fois que ça m’arrivait. Pas le vomi, le coup de foudre. C’était la deuxième, en fait. Pas beaucoup d’expérience dans le coup de foudre, direz-vous, mais comme dans toute chose, une bonne première fois bien balancée peut très bien servir d'étalon par la suite. Un bon coup de foudre bien exécuté suffit amplement pour introduire les autres et les démystifier tous, à condition d'avoir une bonne mémoire ou d'avoir été renversé si brutalement que le corps s'en souvient tout seul. C’est mon cas. Je connais le coup de foudre dans sa plus simple définition, la seule qui vaille. On y goûte une fois, à celui-là – pour ceux, comme moi, qui apprennent vite de leurs erreurs et qui détestent subir deux fois la même humiliation - et il fait partie de soi pour la vie; on le reconnaît ensuite de loin, on le sent s’installer dès la première seconde, on prend un instant pour décider si on le laisse déballer tout son attirail et ça y est : il est déjà trop tard.

Au premier contact, l’image classique du conte de fées remonte, le temps s’arrête pour vrai, les objets autour disparaissent, des projecteurs imaginaires éclairent l’être en question, etc. Ajoutons, dans mon cas, un engourdissement des membres supérieurs et une propension à perdre le foyer optique (oui, encore une paresse au niveau des yeux: à vérifier), donc à fixer un point gigantesque qui comprend, cette fois, l’être humain devant moi et l’infini terrestre. Une trame sonore aussi ; du piano dans ce cas-ci, juste des notes blanches, accompagné d’un bruissement de feuilles. C'est peut-être aussi mon oreille qui débloque sous la pression du choc émotif. Tout ça dure une seconde; il ne faut pas être pris ailleurs, ni éternuer, ni recevoir un message texte. Ce matin, bien sûr, je ne suis pas prise ailleurs et même si je suis la seule à entretenir le mythe que les cellulaires peuvent détraquer les appareils médicaux, je m'abstiens de vérifier si on me sollicite.

La seconde m’est entrée dans le corps comme une injection au Botox, redressant littéralement mon arcade sourcilière pour me donner cet air que je traîne depuis, celui de la fille qui vient de croiser la Sainte Vierge. Je prends la chose en riant – je suis une cynique avant tout, et je me nourris d’autodérision - sachant qu’elle passera, la chose, de un, et qu’elle m'occupera jusqu'à ce qu'un médecin daigne me recevoir, ce qui est fort souhaitable.

J'en ris mais il n’y a pourtant rien de drôle dans le coup de foudre. Quelle partie est rassurante dans : être dominée par une émotion insensée et incontrôlable, élaborer des scénarios sans queue ni tête pour se retrouver à nouveau en présence de l’être en question et se projeter sérieusement dans l’avenir au bras d’une personne qu’on connaît à peine? C’est qu’on se croie, dans tout ça, le pire : on rêvasse et on trouve que ça se tient. Le coup de foudre a de plus violent que la maladie le fait que la victime, au lieu de se conscientiser à vivre avec sa nouvelle réalité et de s’armer pour l’affronter, perd le commencement du sol sous ses pieds, laisse sa personnalité se diluer dans une mare de sentiments évanescents et première nouvelle, la voilà qui nie au visage de ses proches tout changement irrationnel de comportement. Bientôt, ma meilleure amie rira de moi en me regardant sombrer dans une phase sentimentale et je nierai, protestant que jamais une émotion futile et passagère ne saurait m’aveugler réellement.

Pour une intoxiquée au contrôle, il n’y a rien de drôle dans le coup de foudre. Ça frôle le drame. Ça détruit d’un coup l’équilibre naturel ; c’est comme faire entrer un bébé au milieu d’une réunion d’affaires. Instantanément, les plus voraces perdent pieds, l’adjointe a envie de pleurer et de rentrer à la maison, tous basculent en enfer et sont projetés à mille lieues de leur zone de confort. Le discours, la journée, l’année perd son sens. Quelqu’un peut même, dans les cas extrêmes, réaliser à ce moment précis qu’il a raté sa vie.

Ce que je me dis, moi, c’est que j’ai le cœur d’une faiblesse exemplaire qui devrait faire l’objet d’une étude scientifique afin que ma défaillance, au moins, serve à faire avancer la science.


Ce que je me dis aussi, c'est que j'ai de la chance. L’étincelle à l’intérieur persiste, malgré l'âge, la perte d'illusions et la réalité concrète qui me fait souvent douter de mes aptitudes dans ce monde. Il persiste, le spectacle permanent qui réside dans ma tête, avec magiciens et musique de foire, humoristes grossiers, vieux clowns. En arpentant les rues ou dans les salles d’attente : le gros divertissement naïf, à toute heure du jour ou de la nuit, pour mon unique plaisir et pour m’éviter de perdre le nord. Certains diront qu’avec un imaginaire comme le mien, je flirte au contraire dangereusement avec la folie. En bonne lyssophobe, j'utilise avec ceux-là la métaphore du vaccin; injecter une dose de l’agent extérieur susceptible de causer problème, habituer l’organisme à sa présence et activer l’immunité pour les attaques à venir. J’apprivoise la réalité en recevant volontairement des personnages à petite dose dans mon imaginaire. Lorsque je les croise ensuite dans la vraie vie, je sursaute toujours un peu moins que les autres.

7 février 2010

Salutations spontanées

Juste une petite parenthèse pour saluer l'un de mes plus fidèles lecteurs, une personne qui réside à Fredericton, New Brunswick. J'ignore qui vous êtes mais je me réjouis de voir que vous êtes au rendez-vous depuis le tout début et que vous conservez le réflexe de venir me visiter.

Une salutation bien spéciale aussi à un tout nouveau lecteur, fidèle lui aussi (et qui, j'espère, le demeurera), celui-là en provenance de Valant (?!?), Pennsylvania.

Et à tous les autres, bien sûr, qui habitez plus près de chez moi et dont l'URL passe inaperçue dans mes statistiques: votre anonymat n'enlève rien à ma joie de vous savoir à l'autre bout.

Non, ceci n'était pas la suite de l'autofiction. C'était un élan de gratitude, bien ancré dans ma réalité du dimanche soir.

emmahblogue@live.ca

2 février 2010

Autofiction 101 par une autodidacte

Je suis hypocondriaque. Un cas léger. J’ai peur des bactéries, des virus et des gens sales. J’ai de légères tendances maniaco-dépressives. Je suis agoraphobe, orthorexique, mythomane et aérophobe. Tous des cas légers, ou du moins non diagnostiqués. Je me soigne moi-même. Le remède le plus efficace pour contrer les symptômes de toute déviance psychologique est l’orgueil. J’en possède en quantité inépuisable et mon organisme en libère une bonne dose chaque fois qu’un comportement inopportun menace de me faire passer pour folle. Ça me calme. Je relève le menton, redresse la colonne, respire mieux. J’ai la certitude d’être invincible et complètement autosuffisante. Ça me rappelle alors que je suis mégalomane. J’ai aussi la maladie du mot juste. Et je suis lyssophobe (en clair, j’ai peur d'être folle).

Je le dis d’entrée de jeu parce que ça deviendra évident tout à l’heure et que c’est ce que je fais toujours : je dresse la liste de mes troubles et faiblesses avant que quelqu’un d’autre ne le fasse, parce que je trouve odieux d’assister à la révélation de quelqu’un à lui-même; il n’y a rien de plus désolant que de donner la chance à un voisin de se montrer trop satisfait d’avoir réussi tout seul à associer un comportement à un trait de caractère : « Tu ne retournes jamais tes appels : tu es tellement égocentrique! » Bravo. Quel pif. À ça, j’aime mieux pouvoir répondre que j'en suis venue à ce constat il y a longtemps déjà, que j'y travaille et que ça ne m’offusque en rien qu'on me le souligne puisqu’il est le minimum, pour un égocentrique, de connaître ses défauts de long en large et de s'en préoccuper abusivement. Passer autant de temps à se concentrer sur soi-même doit apporter son lot d’avantages. En revanche, on ne me prendra jamais à souligner une tare chez un pair, ni à faire un reproche, ni même à démontrer un quelconque signe d'exaspération devant une manifestation de la bêtise humaine. Je ne vois pas en quoi les défauts des autres me concernent. En discuter avec eux pourrait leur faire croire qu’ils m’intéressent.

Je suis hypocondriaque, donc, et j’attends à l’urgence pour une histoire d’oreille bouchée. Je ne suis pas chez mon médecin de famille parce que je n’en ai pas, et je n’en ai pas parce qu’en avoir un requiert la capacité d’accepter l’idée de devoir un jour recourir à ses services, ce que je n’ai pas non plus. Ceci expliquant cela, je poireaute dans une salle d’attente depuis deux heures en compagnie d’une horde de cas de toute évidence moins légers que le mien qui, faute d’avoir la lucidité de se diriger par eux-mêmes vers le département de psychiatrie, viennent quémander des soins banals pour des plaies plus évidentes, externes la plupart. Entorse à la cheville, hanche disloquée, glaucome, mâchoire en trois morceaux, jaunisse. Puisque ce sont des troubles visibles, ils sont plus aisément associés à la douleur ressentie, mais ne sont certainement pas les plus graves blessures que chacun traîne avec soi aujourd’hui.

Poireauter n’est pas exactement le bon terme. Il sous-entend un peu d’ennui, ce qui serait mal décrire le moment. J’attends oui, mais je ne me repose pas. La facilité qu’ont les malades à solliciter n’importe qui, les moins amochés qu’eux surtout, pour un rien – pour une chaise, pour l’heure, pour raconter leur histoire, pour vous soutirer la vôtre qu’ils n’écouteront finalement pas, ou simplement pour vous tousser au visage, quand ce n’est pas littéralement pour vous vomir dessus – a le don de vous garder bien éveillé. Comme cet homme à la main droite manquante, incapable de rester assis plus de dix secondes, se sentant à l’hôpital comme chez lui pour y avoir passé plus de temps qu’ailleurs dans toute sa vie, faute peut-être d’avoir déjà eu un chez-lui. Cet être à qui les blessures ne font pas peur parce qu’elles représentent son passeport pour accéder à la seule forme d’attention qui ne s’offrira jamais à lui, un contact obligé avec des professionnels formés pour être dégoûtés, exaspérés et impatients mais pour le cacher impeccablement, et qui quittent le travail en vitesse, pressés de remplir leurs poumons d’un air moins vicié et d'évacuer par la même occasion les images d’horreur et les rencontres aberrantes – la sienne, par exemple - accumulées au cours de la journée.

Soudain, j’ai honte d’avoir glissé dans mon sac, avant de quitter la maison, un dîner équilibré et une collation adéquate au cas où ça s’éterniserait. Je soupçonne que mon voisin ait dû, dans une bien mauvaise période, se contenter de sa main droite comme seul repas de la semaine. Comme je déteste avoir le ventre creux et que je ne me gaverais jamais de friandises provenant des machines distributrices, installées là, disons-le, pour achever définitivement les agonisants à coup de glucides complexes comme s’ils s’apprêtaient à courir un marathon alors qu’ils sont rivés sur une civière, je ne peux tout de même pas m’empêcher de me nourrir convenablement, puisque j’en ai la possibilité. Il est vrai que mon voisin semble peu choyé par la vie mais entre lui et moi, c’est tout de même lui qui semble se délecter du moment. Contrairement à la plupart des gens, pour qui une salle d’urgence constitue la représentation mentale terrestre de l’enfer, elle semble plutôt perçue par lui comme un lieu de réconfort, qu’il connaît comme le fond de sa poche, où il navigue à sa guise puisque tous les employés le connaissent et sont bien las d’intervenir dans le vide à cause de lui et surtout, un lieu où il peut expliquer à des dizaines de personnes, patients fiévreux, nauséeux donc faciles à capturer, pourquoi diable il lui manque un soulier.

Au centre de la place, un obèse morbide étendu sur une civière libère un premier ronflement qui fait sursauter tout le monde, même le goutteux bavard à mes côtés (oui, c’est la goutte, sous la chaussette du sans soulier). Pour moi, dont une oreille fait défaut, c’est équivalent à mon interprétation du bruit que fait la mort lorsqu’elle arrache à quelqu’un son âme. Si mes deux oreilles avaient fonctionné à pleine capacité, j’ignore si mon cœur aurait tenu suite à l’information transmise de mes tympans à mon cerveau et j’aurais probablement quitté les lieux en trombes, terrorisée. Une deuxième lamentation surgit de l’abdomen ballonné de l’homme et je comprends à cet instant qu’il n’est pas mourant mais endormi. Comme quoi certains d’entre nous trouvent plus facilement que d’autres leur aisance au purgatoire et que la définition du confort peut varier dramatiquement d’une personne à l’autre. Il est vrai, me dis-je, qu’un corps comme le sien assure à son propriétaire de ne jamais devoir se soucier, pour dormir, s’il échouera ou non dans un bon lit, étant au préalable enveloppé d’un survêtement douillet et pouvant à tout moment rouler sur lui-même jusque dans les bras de Morphée.

Soutirer un ronflement à ce système respiratoire semble si laborieux à travers cet amas de graisse que le pauvre homme ne peut en produire plus d’un la minute. Après chaque râlement, il prend une pause pour se réparer, juste assez longue pour qu’on l’oublie, puis il revient en force, avec ce qu’il lui reste d’instinct de survie. Essayer de ne pas l’observer, par orgueil, pour feindre d’être impossible à scandaliser, est aussi difficile que de ne pas lever les yeux au ciel lorsqu’éclate un feu d’artifice. Même si le résultat nous horripile ou nous ennuie, il est si grossier et évident que la tête nous lève toute seule.

En tentant de comprendre où se trouve l’amour-propre dans cette énorme boule de chair qui roupille au beau milieu d’une vingtaine d’inconnus qui font semblant d’être captivés par un match de football mais qui louchent constamment vers le ronfleur, mes yeux se posent sur une vieille dame debout dans le corridor, accompagnée de son petit mari tout rabougri qu’un médecin lui remet, tel un nouveau-né sans le charme et la nouveauté, dans un fauteuil roulant trois fois lourd comme elle. On dira que j’exagère mais je suis certaine d’avoir aperçu dans les yeux de cette dame, qui a pris mari à l’époque où ceux-ci n’avaient pas encore le mandat d’être gentils, que son envie de repartir avec l’homme-chariot, inapte, plaignard et incontinent, désormais incapable de traîner lui-même son propre poids, était aussi grande que son envie de passer le reste de ses vieux jours à se casser une hanche par année, à laver de la pisse et à se barrer sans cesse le dos pour un être qui n’a pas su amadouer sa femme à temps et lui faire mettre de côté une certaine réserve d’empathie lorsqu’il en avait encore les moyens. « Il aurait dû y rester », que je me dis qu’elle se dit. Avec un peu de chance, la vieille dame en aura un jour ras-le-bol et, en essayant de peine et de misère de contourner avec le fauteuil une pyramide de boîtes de conserve au supermarché, elle flanchera, choisira de le poster devant la dégustation de charcuterie et le laissera là, quittant les lieux à petits pas rapides de vieille dame coupable mais déterminée à vivre encore un peu. C’est presque improbable mais j’ai furieusement envie d’y croire.
Bien sûr, je n’ai pas le temps d’être ici. C’est ce qui me fait réfléchir à toute vitesse de la sorte. Comme si mon cerveau devait s’activer davantage pour contrer l’immobilité physique. L’impression d’être ainsi équilibrée est si douce à mon esprit. L’important n’est pas tant d’être saine d'esprit – on ne saura jamais si on l’est vraiment - mais d’arriver à s’inventer une théorie qui assure qu’on le soit, et d’y croire ensuite les yeux fermés. Je n’ai pas le temps d’être ici parce que dehors, ça bouge et que je suis de mon époque, attendue. Mais voilà, le fait est je n’entends plus de la droite et que ça commence à me peser.

Puis, juste au-dessus de mon livre auquel je m’attarde distraitement, j’aperçois un infirmier, le plus bel infirmier jamais croisé en pareil lieu, beau parce que l’ignorant, du moins dans ce contexte dramatique et survolté (chez lui, il le sait peut-être plus), beau parce qu’occupé à autre chose qu’à se savoir joli et beau parce qu’entouré de tellement laid qu’il jure. Soudain, mes muscles se détendent et ma respiration reprend un rythme normal. Moins consciente de l’innombrable quantité de virus susceptibles de s’introduire dans mon organisme à chaque inspiration, je me calme et je focalise sur ma nouvelle entreprise, beaucoup plus confortable pour les yeux celle-là que mon obèse de tantôt. Je relève le bouquin au niveau de mon nez, pour écourter la distance que mon regard aurait à parcourir si jamais le mec ressurgissait à nouveau dans l’embrasure de la porte. Je verrais alors apparaître un point bleu flou - son uniforme – dans la portion hors-foyer de mon champ de vision, qui empiéterait un moment sur une phrase que je ne lirais de toute façon pas, et je saurais qu’il est là. Il n’y a pas d’attente plus douce que celle du focus oculaire tardif quand on sait que l’objet qui se précisera caressera notre pupille de son éclatante beauté.

Je prédis que cette histoire va finir sans jaquette ni sous-vêtements mais pour l'instant, elle est

À SUIVRE.

28 janvier 2010

Welcome

"Aimes-tu les gens?"

C'est ce que m'a demandé hier, dans un français d'anglophone, ma charmante nouvelle colocataire. Peut-être, ayant constaté mon cynisme et ma tendance à l'isolement, s'est-elle inquiétée du rôle qu'elle aurait à jouer au sein de ma vie sociale. Elle s'est peut-être imaginée que je n'avais aucun ami et qu'en signant un bail avec moi, son nom se retrouverait automatiquement dans mon dossier médical dans la case "personne à appeler en cas d'urgence". Peut-être aussi voulait-elle vérifier si, en décidant de partager le coût d'un loyer avec moi, elle n'acceptait pas tacitement de me servir à la fois de famille, de sac à confidences et de trousse anti-dépressive.

Je la rassure tout de suite, au cas où elle me lirait: j'ai déjà tout mon monde. Elle arrive en extra (ce qui est rare, dans le monde des relations interpersonnelles) et elle a la liberté de choisir son rôle dans la banque de rôles non attribués jusqu'à maintenant: partenaire d'échecs, amie éloignée qui fait mon rapport d'impôts ou coloc charmante qui cuisine avec du chocolat.

"J'aime les gens qui m'ignorent.", ai-je répondu.

C'est vrai. Ou bien les gens qui m'ignorent sont préoccupés par eux-mêmes, par leurs ambitions, par une quête quelconque qui prend toute la place et n'ont pas de temps à m'accorder (ce qui est à encourager, disons-le, puisque l'ambition aussi se fait rare et qu'un être passionné est un être autonome alors que les autres, voués à s'accrocher aux passions de leur entourage, ont tendance à être lourds à traîner, jamais pleinement réalisés), ou bien ils se sentent supérieurs à moi, me trouvent sans intérêt et ont peut-être, pour penser cela, d'excellentes raisons. Je ne demanderais pas mieux, en bonne opportuniste avide de succès que je suis, d'en être éclaboussée.

"J'aime les gens qui s'aiment eux-mêmes.", ai-je précisé.


Dans un cas comme dans l'autre, ils ne peuvent qu'attirer ma curiosité et entretenir mon envie de m'acharner sur eux, ne serait-ce que pour moi-même les condamner par la suite s'ils me servent un raisonnement dépourvu de substance. Mais je garde toujours en tête que les gens qui m'ignorent sont à priori ceux qui risquent de me réserver les plus grandes surprises. Ceux auprès de qui il sera possible d'apprendre le plus. Ceux qui me feront sentir tellement petite et minable que, pour un moment, ne voyant plus que mes limites et mes faiblesses (attention: tous les égos ne peuvent pas se permettre ce genre de torture), je redoublerai d'ardeur pour me dépasser. Au risque de paraître masochiste, de tous les gens qui passent sur mon chemin, ce seront donc toujours ceux qui lèvent le nez sur moi que je voudrai surprendre. C'est le propre de tous les sceptiques, ceux qui veulent vérifier s'ils peuvent se faire aimer des plus difficiles, le propre des artistes, bien souvent, et de tout bon deuxième de famille.

"J'aime ma famille, aussi.", conclus-je.

Ceux que j'aime obligée, finalement. J'ai de la chance: je les aimerais de toute façon, lien de sang ou pas. Si je n'avais pas leur front, leur nez et leur structure cérébrale, je les choisirais quand même, comme j'ai choisi trois ou quatre autres personnes qui les rejoignent dans ma construction familiale élargie.

Sinon, au-delà de ces personnes (ajoutons aussi une poignée de personnalités artistiques, mortes et vivantes), je vous défie de me faire sortir un soir de semaine à -30 pour aller vérifier si un quelconque qui se traîne les pieds au centre-ville à la recherche d'une épaule à laquelle se suspendre pour l’éternité au lieu de se chercher une vie, imprécis dans sa constitution et pire, jamais au courant de ses imprécisions, pourrait profiter gratuitement de ma compagnie et ne me ferait pas changer d'avis sur ma réponse à la question "Aimes-tu les gens?"

En attendant, je suppose que "En général, non." est la réponse courte qui résume le mieux ma pensée. Sachant très bien que les catégories énoncées plus haut englobent à peu près le tiers de la population, je peux dormir tranquille en me considérant comme un être aimant, comblé et généreux de sa personne.

Bienvenue chez toi, nouvelle coloc. Pauvre elle; elle ne peut pas s'imaginer ma réponse à la question: "Veux-tu du lait?"
Bonne chance.

15 janvier 2010

Recette contre le vague à l'âme

À se croire différent de tout le monde comme je le fais, on devient insensible aux recettes gagnantes, aux conseils lancés en l'air, aux remèdes universels qui ont fait leur preuve depuis des lunes. Nous les côtoyons quotidiennement, les observons d'un œil sceptique, sans jamais imaginer les appliquer sur nos vies, convaincus que s'ils arrivent à calmer la majorité, ils seront vains sur nous, peut-être même dommageables. Apparemment, Marc Hervieux aussi calme la majorité. Broue aussi, tout comme le fast food, la console Wii, le Spa Eastman et les livres de Marc Lévy. Moi, ça m'irrite.

Résultat? Quand on tombe au creux de la vague, il faut s'en remettre à soi pour retrouver ses moyens. Surtout, se tenir loin des recettes qui semblent avoir fonctionné pour ''monsieur madame tout le monde" et pour tous ceux qui osent utiliser sérieusement cette expression. Ou oser élaborer notre propre recette et s'imaginer qu'un jour, tous les cœurs brisés se l'arracheront pour la mettre en pratique, faisant du monde une terre accueillante et compréhensible pour les originaux.

Voici donc ma recette personnelle contre les chagrins de l'âme. Dans l'espoir pas vraiment sérieux qu'elle devienne universelle.

1. Faire descendre le sentiment oppressant en avalant des rôties au Nutella et de grandes gorgées de thé. Faire le pont/appui tendu pour faire circuler le sucre est les antioxydants. Répéter au besoin.

2. Moudre des graines qui nous donneront l'impression de vivre plus longtemps.

3. Ne JAMAIS penser au fait que vivre plus longtemps veut aussi dire souffrir plus longtemps.

4. Demander à un passant de nous aider dans une tâche hyper facile* (par exemple, décoincer une fermeture-éclair non coincée), le remercier abusivement et nous concentrer par la suite sur le moment d'entraide que nous venons de produire et sur la fierté probablement ressentie par l'inconnu. (Nous rappeler que dans 95% des cas, le passant gardera l'impression d'avoir lui-même initié son geste.)
* Attention. Il est impératif de bien choisir sa tâche. Une entreprise trop complexe - par exemple, demander une direction vers une destination qui dépasse deux coins de rues - peut rapidement se transformer en désastre, exaspérant le passant et nous laissant avec le sentiment d'être un boulet social.

5. Taper ''aide humanitaire" ou "bénévolat + Montréal" dans Google. Commencer une partie de démineur avant que ne s'affichent les résultats. Feindre d'oublier le but de la recherche initiale.

6. Battre son propre score au démineur. Battre son propre score à n'importe quoi. Battre n'importe qui à n'importe quoi. Dépasser à la course une petite boulotte qui court pas vite. La fierté guérit tous les maux.

7. Éviter les endroits publics de plus de 20 personnes. Nous rappeler qu'un groupe de 20, ce sont 20 personnes disponibles, amis potentiels, donneurs de réconfort. Et nous rappeler qu'un groupe de 200, c'est comme une seule et même grosse personne avec un quotient nul qui cherche à piétiner quelqu'un, peu importe qui, le plus vulnérable. Entre 20 et 200, c'est un événement ambigu qu'il vaut mieux éviter de toute façon.

8. Ne JAMAIS perdre de vue la cause de notre tristesse. En d'autres termes, tenter à tout prix de ''se changer les idées'' est une erreur. Faire un tour d'auto-tamponneuse ou aller jouer au paint-ball pour ''changer le mal de place'' ne sont pas des façons matures de gérer une crise. Ce sont des initiatives de nos proches pour se procurer eux-mêmes du plaisir déguisé en support moral. La cause de la tristesse nous rejoindra tôt ou tard dans notre lit, et le peu de sommeil que nous réussirons à récolter sera teinté de flashbacks ensanglantés et de collègues de travail en habit kaki, la face pleine de mascara. Il est préférable de trimballer sa tristesse dans ses activités et ses rendez-vous, comme un petit enfant à qui l'on permet la présence à condition qu'il se taise.

9. Nous permettre une bonne méchanceté ici et là. Comme imaginer quelles personnalités artistiques, à l'instar de Patricia Paquin et Isabelle Racicot, auraient le profil parfait pour se faire frauder par un comptable. Mon palmarès: Marie-Chantale Perron, Judi Richards, Josée Bournival, Sonia Vachon et le gars qui jouait Caboche dans le Village de Nathalie.

10. Rire et pleurer comme bon nous semble. Attendre que ça passe. Se mettre en boule au fond de la douche. Se rappeler qui l'on est. S'aimer soi-même plus fort que d'habitude.

10 janvier 2010

Le safari des ex

Il faut donner le droit aux amoureux d'être en retard. D'être désynchronisés, entrecroisés, systématiquement à contretemps. Ça ne veut pas dire qu'il faille accepter d'attendre une éternité pour que l'être désiré entre finalement dans le même autobus que soi, s'engage vers la même destination avec le même enthousiasme ou désintérêt que soi - nous ne sommes pas dans un film - mais tout de même, il faut un peu de patience et surtout savoir tourner la page quand la providence ne s'active pas dans des délais raisonnables.

Quand je parle des amoureux, je parle principalement de ceux qui ne le savent pas. Par définition, les amoureux désynchronisés ne se croisent jamais donc ignorent qu'ils sont amoureux, ou (pour les plus terre-à-terre) ignorent qu'ils le deviendraient si l'un d'eux trébuchait sur l'autre à tout hasard. Je parle aussi de ceux qui auraient pu s'aimer mais qui, tantôt préoccupés par plus grave (hypothèque, cancer, examen du barreau) tantôt incertains de leurs aspirations individuelles (peur de l'engagement, ambition démesurée, orientation sexuelle floue) n'ont pas réussi à s'écrire une histoire commune. Faut-il s'étonner que j'accorde à ceux-là une plus grande importance qu'aux amoureux réunis, confortables, et que je leur voue un respect presque surfait, moi qui n'ai pas connu les amours tranquilles et qui doute d'avoir un jour envie d'y goûter?

Puisque, de toutes les histoires d'amour existantes, connues et racontées (souvent jusqu'à faire bailler), seulement une pincée ont su faire naître en moi un peu d'admiration et puisque d'entre toutes, ce sont les plus dramatiques que je préfère, il en vient à dire que toutes les histoires impossibles, interrompues, jamais commencées, détournées (il a repris l'avion, elle n'a pas osé s'asseoir sur le banc, il a couru pour la rattraper mais est arrivé trop tard, elle a dit ''je t'aime'' et il a pensé ''moi aussi'' mais a préféré dire ''fuck''...) auraient à mon sens mérité une plus longue durée de vie que les autres. J'aurais voulu qu'elles existent toutes, ces histoires-là qui ont marqué les coeurs de nos voisins et de nos collègues, de nos parents et de nos boss... Toutes ces histoires qui ont endurci les coeurs en âge d'aimer pour les préparer au grand amour, plus grand parce que plus raisonnable, fait de compromis volontaires et de connaissances de causes, celui rassurant et englobant qui permet aux joies d'être vécues sans hésitation et aux peines d'être prises de front, avec courage. L'amour de banlieue.

Mais hélas, à ces amours tranquilles et raisonnables, je soupçonne que s'infiltrent sournoisement les amours forcés, inventés de toute pièce par l'une des parties, la plus convaincante des deux toujours, ou les amours de ceux qui, ayant un jour eu le choix, ont préféré être aimés plutôt qu'aimer eux-mêmes (comme certains choisiraient d'être tués plutôt que tuer). Combien de fois, dans ma jeune vie, des amoureux potentiels sont revenus vers moi alors que je regardais enfin ailleurs, pour vérifier s'il restait quelques miettes de l'amour que j'avais jadis proposé? Ces histoires-là font dramatiquement baisser le capital romantique du grand amour et me laissent un arrière-goût amer quand j'y pense.

Si j'avais un pèlerinage à faire, je revisiterais donc tous les lits dans lesquels je suis entrée dans l'idée de ne plus en sortir. Je perdrais à nouveau mon regard dans les yeux de tous ceux qui m'ont fait chavirer. Je ferais le chemin en sens inverse jusqu'à la première année du primaire, quand mon coeur a fondu pour la première fois. Un safari des ex (d'ailleurs, il faudrait sûrement en droguer certains pour qu'ils acceptent). Il faut, je pense, pour connaître la force d'un amour, le visiter à nouveau une fois le sentiment dissipé pour voir comment le corps réagit en sa présence. Chat échaudé craint l'eau froide, paraît-il. On ne peut donc pas juger de la force d'un amour avant d'en être guéri. C'est comme ça.

Cette réflexion ne mène à rien, ma foi... J'ai même peine à me souvenir où je voulais en venir. Ah oui... Je m'étais mise au défi de ploguer le proverbe du chat. C'est fait.

8 janvier 2010

Sur la ligne du temps, à peine blasée

Si j'avais su à 17 ans que je n'en saurais pas plus que ça à 27, j'aurais ouvert mes livres, écarquillé les yeux et fermé ma grande trappe. Mais je ne croyais même pas que j'aurais un jour 27 ans, ni même 18. J'entrevoyais à peine le weekend.

Si je ne sais rien encore maintenant c'est parce qu'avant aujourd'hui, je n'étais jamais entrée dans le café au coin de ma rue. Je ne savais donc pas que le serveur qui y travaille est né avec un bec-de-lièvre, qu'il a été drôlement bien opéré et qu'on ne s'en rend pas compte à moins qu'il nous présente son profil gauche, dans le reflet de la fenêtre. Un détail. Je ne savais pas non plus que la tarte citron/pistache était, d'entre tous, mon dessert préféré. Un détail également. Mais j'ignorais aussi - et ça, c'est plus grave - à quel point le spectacle de l'extérieur en plein mouvement, un bel après-midi d'hiver, était pour moi une source de réconfort insoupçonnée, réconfort gratuit dont je me privais jusqu'ici sous prétexte que mon imagination pouvait rivaliser avec n'importe quelle scène captée sur le vif dans un café quelconque du plateau Mont-Royal.

S'il faut appliquer ce constat à tous les cafés non visités de toutes les villes non visitées et à tous les lieux divers où je ne mettrai jamais les pieds, non seulement je ne connais rien ni personne, mais je n'en connaîtrai jamais vraiment davantage qu'aujourd'hui puisque je remplacerai rapidement par d'autres les informations superflues de serveurs au bec-de-lièvre dans un café de l'Avenue du Parc. Avec le temps, j'oublierai même les taches de vin et les anecdotes de malappris désespérés qui ont lancé leur ligne avec maladresse et un peu trop d'insistance. (Parenthèse : Antidote m'indique à l'instant que le mot ''malappris '' est un archaïsme et constitue donc une expression vieillie. Je me demande si cette remarque a réellement été conçue dans le but de me décourager du mot.)

Au chapitre des connaissances, donc, je ferai ma vie avec en poche deux ou trois histoires de cul insolites, une ou deux expériences traumatisantes en milieu hospitalier, des milliers de souvenirs d'enfance qui n'intéresseront personne (à part quelques hypnotisés un peu abêtis par le sentiment amoureux qui se délecteront pour un temps de toute information me concernant), deux ou trois grandes peines d'amour, qui n'impliqueront malheureusement pas les gens décrits plus haut, à leur plus grand désarroi, des centaines d’heures d’écriture à essayer de capter la vérité et des millions de petits souvenirs imprécis qui ressurgiront de nulle part à tout moment pour entretenir ma réputation de mélancolique, au passage d'un parfum la plupart du temps ou d'une petite phrase musicale, comme celle de Proust. Alors là, j'aurai l'impression d'avoir cent mille ans et de n'être faite que du passé, que ma chair et mes os, investis d'une mémoire plus efficace que celle de mon cerveau, me dicteront mes goûts et orienteront mes choix en fonction de ce qui auparavant a semblé fonctionner pour moi, en bons vestiges des instants écoulés qu'ils seront devenus malgré eux.

Alors, qui veut venir vieillir avec moi? Invitant, n'est-ce pas?

1 janvier 2010

01/01/10

Il faut être effrontée pour déserter ainsi un espace qui appartient aux autres. À des lecteurs, surtout. Et à certains, qu'on devrait appeler les curieux, la famille sûrement, qui me lit peut-être pour vérifier si les informations qu'elle reçoit de vive voix sont équivalentes à celles que j'exprime par écrit. C'est vrai: qui a-t-il de plus grisant que de déceler la censure chez un parent? Les amis ensuite, proches et moins proches, qui me lisent pour être fiers de moi et qui se retrouvent peut-être déçus, ne me reconnaissant jamais ou me préférant toujours en vrai.
Me revoilà malgré tout, effrontée. Bien mise et en pleine forme. J'ai changé de lieu. J'écris maintenant devant la plus grande fenêtre de l'appartement plutôt que le visage plaqué au mur, et j'espère ne pas être tentée de vous décrire les écureuils scorbutiques que j'aperçois d'ici.

De mon bureau, j'aperçois aussi mon lit. Je vous en parlerai peut-être, de lui.

Et par la fenêtre, j'entrevois la nouvelle année qui vient de s'installer (oui, je suis écrivaine; les écrivains se permettent de faire ce genre de transitions faibles pour glisser d'un sujet à l'autre).

Cette année-ci en sera une d'écriture pour moi. Tout comme la précédente et comme les cinquante prochaines. Pour l'instant, sur l'oreiller qui voisine le mien, c'est encore et toujours un ordinateur portable qui veille, partenaire plutôt silencieux qui accueille mes réflexions presque en temps réel, sans argumenter, et les communique ensuite à des inconnus, à ma demande. Avec lui à mes côtés, lui seul et les milliers d'âmes sans visage qu'il contient, j'arrive à dormir. Pour l'instant, donc, autant dire que je n'arrive à dormir qu'avec moi-même.

Je savais que je parlerais de mon lit. C'est que ça me dérange, cette idée d'être condamnée à dormir seule. Comme si partager ma nuit avec quelqu'un séparait mon sommeil en deux ou que la présence de quelqu'un volait une moitié de l'attention que la nuit m'accorde normalement. Moi qui ai besoin de toute l'attention une fois debout, j'aurais cru être capable de moins de caprice la nuit. Il semble que non.

J'ai pensé faire de cette contrariété un problème à résoudre au cours de l'année qui vient. Par contre, je ne sais toujours pas si j'ai l'ambition d'un jour m'habituer aux autres. J'ai entendu dire que les autres nous quittent, un jour ou l'autre. Que c'est leur apanage. Je me verrais alors prise avec une belle entaille au cœur.

J'ai plutôt pris la résolution de cesser de regarder Deux filles le matin. C'est drôlement plus réaliste et je cesserai d'emmagasiner jour après jour des informations sur l'ésotérisme et sur la façon de réussir mon divorce.

Bonne année.