8 janvier 2010

Sur la ligne du temps, à peine blasée

Si j'avais su à 17 ans que je n'en saurais pas plus que ça à 27, j'aurais ouvert mes livres, écarquillé les yeux et fermé ma grande trappe. Mais je ne croyais même pas que j'aurais un jour 27 ans, ni même 18. J'entrevoyais à peine le weekend.

Si je ne sais rien encore maintenant c'est parce qu'avant aujourd'hui, je n'étais jamais entrée dans le café au coin de ma rue. Je ne savais donc pas que le serveur qui y travaille est né avec un bec-de-lièvre, qu'il a été drôlement bien opéré et qu'on ne s'en rend pas compte à moins qu'il nous présente son profil gauche, dans le reflet de la fenêtre. Un détail. Je ne savais pas non plus que la tarte citron/pistache était, d'entre tous, mon dessert préféré. Un détail également. Mais j'ignorais aussi - et ça, c'est plus grave - à quel point le spectacle de l'extérieur en plein mouvement, un bel après-midi d'hiver, était pour moi une source de réconfort insoupçonnée, réconfort gratuit dont je me privais jusqu'ici sous prétexte que mon imagination pouvait rivaliser avec n'importe quelle scène captée sur le vif dans un café quelconque du plateau Mont-Royal.

S'il faut appliquer ce constat à tous les cafés non visités de toutes les villes non visitées et à tous les lieux divers où je ne mettrai jamais les pieds, non seulement je ne connais rien ni personne, mais je n'en connaîtrai jamais vraiment davantage qu'aujourd'hui puisque je remplacerai rapidement par d'autres les informations superflues de serveurs au bec-de-lièvre dans un café de l'Avenue du Parc. Avec le temps, j'oublierai même les taches de vin et les anecdotes de malappris désespérés qui ont lancé leur ligne avec maladresse et un peu trop d'insistance. (Parenthèse : Antidote m'indique à l'instant que le mot ''malappris '' est un archaïsme et constitue donc une expression vieillie. Je me demande si cette remarque a réellement été conçue dans le but de me décourager du mot.)

Au chapitre des connaissances, donc, je ferai ma vie avec en poche deux ou trois histoires de cul insolites, une ou deux expériences traumatisantes en milieu hospitalier, des milliers de souvenirs d'enfance qui n'intéresseront personne (à part quelques hypnotisés un peu abêtis par le sentiment amoureux qui se délecteront pour un temps de toute information me concernant), deux ou trois grandes peines d'amour, qui n'impliqueront malheureusement pas les gens décrits plus haut, à leur plus grand désarroi, des centaines d’heures d’écriture à essayer de capter la vérité et des millions de petits souvenirs imprécis qui ressurgiront de nulle part à tout moment pour entretenir ma réputation de mélancolique, au passage d'un parfum la plupart du temps ou d'une petite phrase musicale, comme celle de Proust. Alors là, j'aurai l'impression d'avoir cent mille ans et de n'être faite que du passé, que ma chair et mes os, investis d'une mémoire plus efficace que celle de mon cerveau, me dicteront mes goûts et orienteront mes choix en fonction de ce qui auparavant a semblé fonctionner pour moi, en bons vestiges des instants écoulés qu'ils seront devenus malgré eux.

Alors, qui veut venir vieillir avec moi? Invitant, n'est-ce pas?

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