19 février 2010

En terrain hostile

Il ne se passe jamais rien au supermarché où je vais. C'est le Plateau Mont-Royal, ici. Pas Hochelaga ou Parc Extension. L'événement le plus traumatisant qu'on puisse y vivre, c'est croiser Geneviève Brouillette pas maquillée un lendemain de veille qui peste contre la caisse libre-service.

Je sais qu'il ne se passe jamais rien à mon épicerie parce qu'hier, il s'y est produit quelque chose et le monde a basculé. En deux secondes, on se serait cru en Irak. Un client a échappé son snack de fin de soirée, trop pressé qu'il était de prévoir le weekend dont il s'ennuie à mourir depuis dimanche dernier, ne réfléchissant pas au fait qu'il le trouvera encore plus court cette semaine s'il le passe à courir comme un malade. Un pot de salsa et un pot de cette espère de bouette orange à la consistance du pitch qui sert à boucher les nids de poule. Ce fromage louche qui ne bronche pas peu importe ce qu'on fait avec, qu'on le chauffe, qu'on le congèle ou qu'on le lance au mur, et qui se mange avec des chips.

Sur le plancher de l'épicerie, donc, en plein dans les jambes de ceux qui font la file. Bien sûr, les clients contournent le dégât comme s'il s'agissait d'une flaque de vomi et cherchent des yeux le coupable pendant que les employés courent dans tous les sens pour mettre un terme à la cohue générale. Aucun ne semble penser comme moi que la flaque en question est beaucoup moins dommageable par terre que dans un estomac.

Dans un temps record, un périmètre de sécurité est installé pendant qu'un pré-pubère antisocial mélange les condiments à nachos à l'aide d'une moppe. Pour des raisons que seul un chimiste pourrait expliquer, les couleurs rouge et orange qui se rencontrent sur un plancher gris donnent un rose cendré.

Si l'on se croit à Port-au-Prince ou à Bagdad, c'est parce que, de toute évidence, aucune des employées présentes dans l'établissement, ni celles aux caisses, ni celles au comptoir du service à la clientèle, ne fait confiance au pré-pubère. Elles ont délaissé leur poste une à une pour venir épier la scène, convaincues qu'il n'y aura pas d'issue heureuse au drame venu déranger leur si précieuse routine. "Le jeune au faux pinch est un incapable, pensent-elles à l'unisson. Il en restera, de la bouette orange, c'est certain. Quelqu'un va tomber. J'aurais dû le faire."

Oui madame, vous auriez dû le faire. Mais vous avez les deux pieds coincés dans votre manque d'initiative et un écriteau "Je n'ai pas pris une décision par moi-même depuis 1984" suspendu autour du cou.

J'en profite pour épargner une vingtaine de dollars de bouffe, me disant qu'en temps de crise, partout sur la planète, les denrées sont gratuites.
Et je me demande, sur le chemin du retour, comment est-ce possible que tout ce beau monde - le gérant chétif et en sueur qui donne des ordres insensés sur le coup de la panique, la cliente hystérique qui passe avec son panier au beau milieu de la salsa et qui cherche à nettoyer son bas de pantalon avec des sacs en plastique en ravalant ses larmes, la dame dont le bébé pleure (le pauvre n'y est pour rien, mais dans toute scène de détresse qui se respecte, un bébé pleure et si sa mère ne reste pas là justement pour respecter cette règle, je ne lui vois pas d'autre motif valable) que tous ces gens se débrouillent mieux que moi dans la vie, survivent aux enterrements et aux rumeurs de fin du monde, soulignent les anniversaires, conduisent des voitures, élèvent des enfants.

Peut-être que justement, à force de traiter les banalités du quotidien comme des drames, à force de paniquer au moindre imprévu et d'agir à tout moment comme si une vie était en jeu, on prend de l'expérience, on devient bon et le corps répond tout seul lorsqu'un véritable drame survient. En agissant comme si une tête de bébé s'était fracassée sur le plancher au lieu d'un pot de salsa, peut-être réagira-t-on mieux quand le plus jeune se prendra solidement les doigts dans la portière de l'auto ou sacrera sa main sur le rond du poêle.

C'est une explication tirée par les cheveux, la première du bord. Mais parfois, vaut mieux se mentir un peu, tourner le coin de la rue le plus vite possible et passer à autre chose. Sinon, ça pèse sur les poumons et ça entretient l'angoisse.

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