2 février 2010

Autofiction 101 par une autodidacte

Je suis hypocondriaque. Un cas léger. J’ai peur des bactéries, des virus et des gens sales. J’ai de légères tendances maniaco-dépressives. Je suis agoraphobe, orthorexique, mythomane et aérophobe. Tous des cas légers, ou du moins non diagnostiqués. Je me soigne moi-même. Le remède le plus efficace pour contrer les symptômes de toute déviance psychologique est l’orgueil. J’en possède en quantité inépuisable et mon organisme en libère une bonne dose chaque fois qu’un comportement inopportun menace de me faire passer pour folle. Ça me calme. Je relève le menton, redresse la colonne, respire mieux. J’ai la certitude d’être invincible et complètement autosuffisante. Ça me rappelle alors que je suis mégalomane. J’ai aussi la maladie du mot juste. Et je suis lyssophobe (en clair, j’ai peur d'être folle).

Je le dis d’entrée de jeu parce que ça deviendra évident tout à l’heure et que c’est ce que je fais toujours : je dresse la liste de mes troubles et faiblesses avant que quelqu’un d’autre ne le fasse, parce que je trouve odieux d’assister à la révélation de quelqu’un à lui-même; il n’y a rien de plus désolant que de donner la chance à un voisin de se montrer trop satisfait d’avoir réussi tout seul à associer un comportement à un trait de caractère : « Tu ne retournes jamais tes appels : tu es tellement égocentrique! » Bravo. Quel pif. À ça, j’aime mieux pouvoir répondre que j'en suis venue à ce constat il y a longtemps déjà, que j'y travaille et que ça ne m’offusque en rien qu'on me le souligne puisqu’il est le minimum, pour un égocentrique, de connaître ses défauts de long en large et de s'en préoccuper abusivement. Passer autant de temps à se concentrer sur soi-même doit apporter son lot d’avantages. En revanche, on ne me prendra jamais à souligner une tare chez un pair, ni à faire un reproche, ni même à démontrer un quelconque signe d'exaspération devant une manifestation de la bêtise humaine. Je ne vois pas en quoi les défauts des autres me concernent. En discuter avec eux pourrait leur faire croire qu’ils m’intéressent.

Je suis hypocondriaque, donc, et j’attends à l’urgence pour une histoire d’oreille bouchée. Je ne suis pas chez mon médecin de famille parce que je n’en ai pas, et je n’en ai pas parce qu’en avoir un requiert la capacité d’accepter l’idée de devoir un jour recourir à ses services, ce que je n’ai pas non plus. Ceci expliquant cela, je poireaute dans une salle d’attente depuis deux heures en compagnie d’une horde de cas de toute évidence moins légers que le mien qui, faute d’avoir la lucidité de se diriger par eux-mêmes vers le département de psychiatrie, viennent quémander des soins banals pour des plaies plus évidentes, externes la plupart. Entorse à la cheville, hanche disloquée, glaucome, mâchoire en trois morceaux, jaunisse. Puisque ce sont des troubles visibles, ils sont plus aisément associés à la douleur ressentie, mais ne sont certainement pas les plus graves blessures que chacun traîne avec soi aujourd’hui.

Poireauter n’est pas exactement le bon terme. Il sous-entend un peu d’ennui, ce qui serait mal décrire le moment. J’attends oui, mais je ne me repose pas. La facilité qu’ont les malades à solliciter n’importe qui, les moins amochés qu’eux surtout, pour un rien – pour une chaise, pour l’heure, pour raconter leur histoire, pour vous soutirer la vôtre qu’ils n’écouteront finalement pas, ou simplement pour vous tousser au visage, quand ce n’est pas littéralement pour vous vomir dessus – a le don de vous garder bien éveillé. Comme cet homme à la main droite manquante, incapable de rester assis plus de dix secondes, se sentant à l’hôpital comme chez lui pour y avoir passé plus de temps qu’ailleurs dans toute sa vie, faute peut-être d’avoir déjà eu un chez-lui. Cet être à qui les blessures ne font pas peur parce qu’elles représentent son passeport pour accéder à la seule forme d’attention qui ne s’offrira jamais à lui, un contact obligé avec des professionnels formés pour être dégoûtés, exaspérés et impatients mais pour le cacher impeccablement, et qui quittent le travail en vitesse, pressés de remplir leurs poumons d’un air moins vicié et d'évacuer par la même occasion les images d’horreur et les rencontres aberrantes – la sienne, par exemple - accumulées au cours de la journée.

Soudain, j’ai honte d’avoir glissé dans mon sac, avant de quitter la maison, un dîner équilibré et une collation adéquate au cas où ça s’éterniserait. Je soupçonne que mon voisin ait dû, dans une bien mauvaise période, se contenter de sa main droite comme seul repas de la semaine. Comme je déteste avoir le ventre creux et que je ne me gaverais jamais de friandises provenant des machines distributrices, installées là, disons-le, pour achever définitivement les agonisants à coup de glucides complexes comme s’ils s’apprêtaient à courir un marathon alors qu’ils sont rivés sur une civière, je ne peux tout de même pas m’empêcher de me nourrir convenablement, puisque j’en ai la possibilité. Il est vrai que mon voisin semble peu choyé par la vie mais entre lui et moi, c’est tout de même lui qui semble se délecter du moment. Contrairement à la plupart des gens, pour qui une salle d’urgence constitue la représentation mentale terrestre de l’enfer, elle semble plutôt perçue par lui comme un lieu de réconfort, qu’il connaît comme le fond de sa poche, où il navigue à sa guise puisque tous les employés le connaissent et sont bien las d’intervenir dans le vide à cause de lui et surtout, un lieu où il peut expliquer à des dizaines de personnes, patients fiévreux, nauséeux donc faciles à capturer, pourquoi diable il lui manque un soulier.

Au centre de la place, un obèse morbide étendu sur une civière libère un premier ronflement qui fait sursauter tout le monde, même le goutteux bavard à mes côtés (oui, c’est la goutte, sous la chaussette du sans soulier). Pour moi, dont une oreille fait défaut, c’est équivalent à mon interprétation du bruit que fait la mort lorsqu’elle arrache à quelqu’un son âme. Si mes deux oreilles avaient fonctionné à pleine capacité, j’ignore si mon cœur aurait tenu suite à l’information transmise de mes tympans à mon cerveau et j’aurais probablement quitté les lieux en trombes, terrorisée. Une deuxième lamentation surgit de l’abdomen ballonné de l’homme et je comprends à cet instant qu’il n’est pas mourant mais endormi. Comme quoi certains d’entre nous trouvent plus facilement que d’autres leur aisance au purgatoire et que la définition du confort peut varier dramatiquement d’une personne à l’autre. Il est vrai, me dis-je, qu’un corps comme le sien assure à son propriétaire de ne jamais devoir se soucier, pour dormir, s’il échouera ou non dans un bon lit, étant au préalable enveloppé d’un survêtement douillet et pouvant à tout moment rouler sur lui-même jusque dans les bras de Morphée.

Soutirer un ronflement à ce système respiratoire semble si laborieux à travers cet amas de graisse que le pauvre homme ne peut en produire plus d’un la minute. Après chaque râlement, il prend une pause pour se réparer, juste assez longue pour qu’on l’oublie, puis il revient en force, avec ce qu’il lui reste d’instinct de survie. Essayer de ne pas l’observer, par orgueil, pour feindre d’être impossible à scandaliser, est aussi difficile que de ne pas lever les yeux au ciel lorsqu’éclate un feu d’artifice. Même si le résultat nous horripile ou nous ennuie, il est si grossier et évident que la tête nous lève toute seule.

En tentant de comprendre où se trouve l’amour-propre dans cette énorme boule de chair qui roupille au beau milieu d’une vingtaine d’inconnus qui font semblant d’être captivés par un match de football mais qui louchent constamment vers le ronfleur, mes yeux se posent sur une vieille dame debout dans le corridor, accompagnée de son petit mari tout rabougri qu’un médecin lui remet, tel un nouveau-né sans le charme et la nouveauté, dans un fauteuil roulant trois fois lourd comme elle. On dira que j’exagère mais je suis certaine d’avoir aperçu dans les yeux de cette dame, qui a pris mari à l’époque où ceux-ci n’avaient pas encore le mandat d’être gentils, que son envie de repartir avec l’homme-chariot, inapte, plaignard et incontinent, désormais incapable de traîner lui-même son propre poids, était aussi grande que son envie de passer le reste de ses vieux jours à se casser une hanche par année, à laver de la pisse et à se barrer sans cesse le dos pour un être qui n’a pas su amadouer sa femme à temps et lui faire mettre de côté une certaine réserve d’empathie lorsqu’il en avait encore les moyens. « Il aurait dû y rester », que je me dis qu’elle se dit. Avec un peu de chance, la vieille dame en aura un jour ras-le-bol et, en essayant de peine et de misère de contourner avec le fauteuil une pyramide de boîtes de conserve au supermarché, elle flanchera, choisira de le poster devant la dégustation de charcuterie et le laissera là, quittant les lieux à petits pas rapides de vieille dame coupable mais déterminée à vivre encore un peu. C’est presque improbable mais j’ai furieusement envie d’y croire.
Bien sûr, je n’ai pas le temps d’être ici. C’est ce qui me fait réfléchir à toute vitesse de la sorte. Comme si mon cerveau devait s’activer davantage pour contrer l’immobilité physique. L’impression d’être ainsi équilibrée est si douce à mon esprit. L’important n’est pas tant d’être saine d'esprit – on ne saura jamais si on l’est vraiment - mais d’arriver à s’inventer une théorie qui assure qu’on le soit, et d’y croire ensuite les yeux fermés. Je n’ai pas le temps d’être ici parce que dehors, ça bouge et que je suis de mon époque, attendue. Mais voilà, le fait est je n’entends plus de la droite et que ça commence à me peser.

Puis, juste au-dessus de mon livre auquel je m’attarde distraitement, j’aperçois un infirmier, le plus bel infirmier jamais croisé en pareil lieu, beau parce que l’ignorant, du moins dans ce contexte dramatique et survolté (chez lui, il le sait peut-être plus), beau parce qu’occupé à autre chose qu’à se savoir joli et beau parce qu’entouré de tellement laid qu’il jure. Soudain, mes muscles se détendent et ma respiration reprend un rythme normal. Moins consciente de l’innombrable quantité de virus susceptibles de s’introduire dans mon organisme à chaque inspiration, je me calme et je focalise sur ma nouvelle entreprise, beaucoup plus confortable pour les yeux celle-là que mon obèse de tantôt. Je relève le bouquin au niveau de mon nez, pour écourter la distance que mon regard aurait à parcourir si jamais le mec ressurgissait à nouveau dans l’embrasure de la porte. Je verrais alors apparaître un point bleu flou - son uniforme – dans la portion hors-foyer de mon champ de vision, qui empiéterait un moment sur une phrase que je ne lirais de toute façon pas, et je saurais qu’il est là. Il n’y a pas d’attente plus douce que celle du focus oculaire tardif quand on sait que l’objet qui se précisera caressera notre pupille de son éclatante beauté.

Je prédis que cette histoire va finir sans jaquette ni sous-vêtements mais pour l'instant, elle est

À SUIVRE.

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